José Luis Montón : "Sólo guitarra" /Jeromo Segura : "Oro viejo"

vendredi 18 octobre 2013 par Claude Worms

"Sólo guitarra" : un CD ECM 2246 (2012)

"Oro viejo" : un CD FODS Reccords 38391 (2011)

Septième album de José Luis Montón sous son nom (et donc sans compter de multiples collaborations, avec l’ accordéoniste basque Gorka Hermosa - "Flamenco Etxea", 2011 ; le percussionniste égyptien Hossam Ramzy - "Flamenco árabe 2", 2006 ; la chanteuse marocaine Amina Alaoui - "Arco iris", 2011...), "Sólo guitarra" est cependant une première : comme le titre l’ indique, pas d’ instruments ou de voix additionnels, et même pas la moindre trace de palmas, un défi que le guitariste n’ avait jamais tenté. Une première aussi pour le label ECM, dont le catalogue est surtout renommé pour ses enregistrements de jazz et de "musiques actuelles". Nous y gagnons une production (Manfred Eicher, directeur d’ ECM) et une prise de son (Stefano Amerio) nettement supérieures au standard des albums flamencos courants, et un bien bel objet - photos de Max Franosch, Dániel Vass et Teresa del Pozo (l’ auteur des beaux textes de "Flamenco Kids" - lire notre article dans cette même rubrique) ; maquette de Sascha Kleis.

Le minutage généreux, une heure de superbe musique, donne la mesure de la créativité de José Luis Montón, comme d’ ailleurs la gageure consistant à commencer le programme avec deux Farrucas successives, sans que l’ intérêt de l’ auditeur se relâche un seul instant ("Rota", en Mi mineur, capodastre à la première case, et "Española", en Ré mineur). Le compositeur semble d’ ailleurs particulièrement inspiré par cette forme peu fréquentée par les guitaristes contemporains, dont il nous avait déjà livré trois versions - "Nubes" (du CD "Aroma", Auvidis, 1997) reprise en duo avec le violoniste Ara Malikian sous le titre "Tierra" (CD " Manantial", Warner Spain, 2002), et "Farruca francesa", d’ après le rondo en La mineur de Dionisio Aguado, en duo avec le guitariste classique David González (CD "Clavileño", Cozy Time, 2012 - lire notre article dans cette même rubrique).

La richesse de l’ inspiration de José Luis Montón est sans doute liée à sa curiosité musicale insatiable et à son ouverture d’ esprit, dont témoignent ses collaborations avec des musiciens de jazz (le pianiste Chano Domínguez et le contrebassiste Javier Colina - "Aroma"), ou classiques (le violoniste Ara Malikian, lui-même fort éclectique - "Manantial" et "De la felicidad", Warner Spain, 2005 ; le guitariste David González - "Clavileño"), sans compter Fabián Carbone (bandonéon), la chanteuse de Fado Maria Berasarte... - liste non exhaustive...

C’ est pourtant l’ inspiration classique qui nous semble colorer ce "Sólo guitarra", tant dans la conception des compositions que dans la sonorité instrumentale, sans que jamais l’ identité flamenca du guitariste en soit minorée. Il avait d’ ailleurs déjà fréquemment puisé dans le répertoire classique dans ses enregistrements précédents, avec des versions très personnelles, respectueuses mais non dénuées d’ humour, de pièces de Gaspar Sanz, Santiago de Murcia, Dionisio Aguado, Manuel de Falla, Pablo de Sarasate ou Astor Piazzola.

José Luis Montón résout le problème récurrent de la forme des pièces pour guitare flamenca soliste par l’ élaboration d’ un flux musical continu (ce n’ est pas un hasard s’ il utilise les rasgueados, qui provoquent souvent des ruptures intempestives du discours musical, à dose homéopathique, et plus pour de brèves ponctuations qu’ à des fins rythmiques - seules les Cantiñas font ici exception), basé sur un système original de modulations par chromatismes et / ou enharmonies. On comprend donc qu’ il soit particulièrement intéressé par J.S. Bach, dont il paraphrase ici un "Air", serti dans une riche harmonisation flamenca à base d’ arpèges et commenté par des "passages" (au sens baroque du terme) qui évoquent les "réponses" que donnerait un guitariste au cantaor qu’ il accompagne (il s’ agit du n° 2 de l’ Ouverture pour orchestre n°3 en Ré Majeur, BWV 1068 - pour la version originale, nous vous conseillons l’ intégrale des "Concerts avec plusieurs instruments" par l’ ensemble "Café Zimmermann" - 6 CDs Alpha 811).

Si le compositeur maîtrise parfaitement l’ art de la paraphrase, il le développe souvent en véritable système de variations, avec une réussite comparable à celle des chefs d’ oeuvre de ce genre du répertoire classique. Le procédé peut être appliqué au flamenco traditionnel (citation du "paseo" de la Malagueña dans les Tangos ; la seconde partie des Cantiñas est une longue et magnifique série de variations sur l’ "escobilla"), à des airs populaires ("La Tarara", "por Bulería" précédée d’ une introduction "por Granaína" - autre version en duo avec Ara Malikian, dans le CD "Manantial"), ou plus souvent à des thèmes personnels déjà enregistrés, et développés avec une créativité qui semble inépuisable (la Siguiriya "Detallitos", qui avait d’ abord été "Detalles", du CD "Entre amigos", Aliso Records, 1996, puis "Alheli" en duo avec Ara Malikian, du CD "Manantial" ; la Guajira "Piel suave", anciennement "Aguapanela", du CD "Entre Amigos" ou "Sonrisa", du CD "De la felicidad" ; ou le Tanguillo "Hontanar", métamorphose de "Manantial", des CDs "Entre amigos" et "Manantial"). On trouvera également dans la plupart des autres pièces des reprises variées d’ un ou plusieurs thèmes originaux, assurant la continuité de compositions dont les méandres sont par ailleurs toujours délicieusement imprévisibles.

La musique de José Luis Montón se meut dans une constante instabilité harmonique et rythmique, qui donne à l’ auditeur une sensation de devenir permanent, même quand elle semble se figer subitement, comme dans la partie centrale de la Farruca "Española", une étonnante réitération obstinée du même motif, savamment réharmonisé à chaque reprise. "L’ exception devient la règle. Nous sommes plongés dans l’ imprévisible, que ce soit par une chaîne d’ harmonies qui modulent vers des tonalités très éloignées de celles que nous nous attendions à entendre, ou par un flux rythmique dans lequel même l’ accord final ne suggère aucune stabilité parce qu’ une voix arrive toujours "en retard", en syncope par rapport aux autres" : ces remarques de Marco Longhini sur le style tardif de Carlo Gesualdo nous semblent parfaitement s’ appliquer aux compositions de José Luis Montón (Ensemble Delitiae Musicae & Mario Longhini : "Carlo Gesualdo da Venosa. Madrigals Books 5 and 6" - 3 CDs Naxos 8.573147). Ajoutons qu’ un usage subtil du rubato ou de francs changements de tempo, jusque dans la Bulería, les Tangos ou les Tanguillos (José Luis Montón suit ici l’ exemple d’ illustres aînés, tels Luis Molina, Ramón Montoya ou, surtout, Sabicas - heureux temps où l’ obsession du compás n’ avait pas encore viré à la rigidité métronomique) ou l’ impressionnante Cabal accelerando qui conclut la Siguiriya, accentuent encore la fluidité de l’ interprétation.

L’ interprète parvient à unir des contraires insaisissables, tissant avec lyrisme un maillage d’ atmosphères changeantes. José Luis Montón nous parle de l’ intérieur, avec toujours le ton juste, qui va droit au but. Sans effets inutiles ni éclats, le guitariste comme le compositeur ont l’ art des courbes mélodiques, qui émergent par la profondeur des nuances, et que l’ on retrouve avec délice, alors qu’ on les croyaient presque perdues dans le ressac des arpèges ou les déferlantes de "pulgar".

Avec un programme copieux (deux Farrucas, Bulería, "Air", Tango, Taranta, Cantiñas, Soleá, Siguiriya, Tanguillo, "Tarareando", Guajira et la copla "Te he de querer mientras viva", chère à Marifé de Triana, chantée et accompagnée par José Luis Montón en guise de brève coda), ce disque est un événement qui fera date dans l’ histoire de la guitare flamenca soliste, même si, comme toujours, la critique officielle risque de s’ en aviser tardivement : nous prenons date pour, disons, 2023... Il faut remonter au LP "Flamenco" de Rafael Riqueni, de 1988 (Accidentales Flamencos FA-006 - nous attendons toujours sa réédition en CD, urgente : mon exemplaire est usé jusqu’ au six cordes, et je ne dois pas être le seul dans ce cas) pour trouver une oeuvre pour guitare flamenca soliste de ce niveau. C’ est dire si "Sólo guitarra" est admirable et indispensable.

Claude Worms

Nous avons déjà eu l’ occasion d’ observer à quel point les exigences des chorégraphies flamencas contemporaines mettaient les chanteu(se)rs à rude épreuve : depuis quelques années, le "cante p’atrás" n’ est plus seulement une rude école de compás, mais aussi de connaissance du répertoire de de technique et d’ endurance vocales. Après, entre autres, Jesús Corbacho et Jesús Méndez, dans des styles radicalement différents, Jeromo Segura en est un nouvel et brillant exemple. Sur la base d’ une stricte orthodoxie quant à leur répertoire, les jeunes artistes issus de cet apprentissage produisent régulièrement des premiers enregistrements d’ une étonnante assurance, et d’ une incontestable originalité, tel cet "Oro viejo".

Jeromo Segura vient de remporter la Lámpara Minera, et les premiers prix de Cartageneras et de Soleares, au concours de La Unión 2013 - ce en quoi le jury s’ est montré nettement mieux inspiré que lors de récentes éditions. Né à Huelva en 1979 (Argentina, Rocío Márquez, Arcángel, Jesús Corbacho... : Huelva, qui n’ avait guère brillé dans l’ histoire du cante, semble en être devenu l’ un des hauts-lieus), passé par la fondation Cristina Heeren, où il eut pour maîtres José de la Tomasa et surtout Naranjito de Triana, Jeromo Segura a collaboré avec Concha Vargas, Carmen Ledesma, Rafael Campallo, Pastora Galván... et Eva Yerbabuena, sans interruption depuis 2004 pour huit spectacles successifs ("Eva", "5 mujeres 5", "A cuatro voces", "El Huso de la Memoria", "Santo y Seña", "Yerbabuena", "Lluvia" et "Cuando yo era"). Une formation plus que suffisante pour passer "pa’lante"...

Les Tangos qui ouvrent l’ album (cf : "Galerie sonore") sont un parfait exemple du style du cantaor : une base traditionnelle (sans doute l’ "Oro Viejo" qui titre l’ album - en l’ occurrence des classiques du genre, également partagés entre l’ héritage gaditan d’ Enrique el Mellizo via Manolo Vargas, et la lignée Antonio Chacón / Niña de los Peines), mais une interprétation personnelle et innovante, à la fois puissamment rythmique et fluide. D’ abord un remarquable travail sur la diction : non seulement les letras sont parfaitement intelligibles, mais surtout, les syllabes sont utilisées à des fins rythmiques, par une continuelle tension entre accentuations et syncopes, consonnes claquantes et micro silences... Même l’ ornementation, d’ ailleurs très sobre, participe plus à ce dynamisme qu’ à l’ ornementation mélodique (écoutez par exemple le premier cante des Tangos) - dans un autre contexte, Jeromo Segura pourrait être un virtuose de la beatbox. Ajoutons une remarquable maîtrise des liaisons des "tercios" (périodes mélodiques) sur le souffle ("ligazón"), qui tempère l’ énergie rythmique en apportant toute la souplesse de phrasé nécessaire, et des pauses réduites au minimum, entre les phases successives de chaque cante comme entre les différents cantes, qui donnent l’ impression de blocs vocaux compacts : les modèles mélodiques traditionnels sont à la fois parfaitement respectés, et renouvelés par une mise en place aussi rigoureuse qu’ originale. Si l’ on frise parfois le maniérisme (les deux premiers cantes des Cantiñas, Alegrías classiques du répertoire d’ Aurelio Sellés dont la sobriété n’ en demande pas tant), le résultat est en général passionnant pour tous les cantes festeros : la Romera et la coda de Rosario la de Colorao (phrasé à contretemps aussi vertigineux que diaboliques) des mêmes Cantiñas, les Tangos, la Zambra "por Bulería" (précédée d’ une première partie ad lib.) et surtout les Bulerías de Cádiz. Par ses vertus rythmiques, le style de Jeromo Segura rappelle celui du El Lebrijano de la grande époque - il en reprend d’ ailleurs brillamment la version de "Ya se van los quintos, madre", très en vogue ces temps-ci pour accompagner la danse, dans sa série de Bulerías.

Le reste du programme est d’ une égale qualité, Jeromo Segura ayant assimilé
sans mimétisme, en une synthèse aussi sobre que personnelle, les styles de maîtres choisis avec discernement : quelques tournures mélodiques façon Enrique Morente (dans les Fandangos de Huelva qui lui sont dédiés, mais aussi dans les Tangos), la sobriété et le placement de voix de Rafael Romero (Rondeña et Cante de madrugá - Rafael Romero a toujours prétendu l’ avoir appris d’ un certain Tonto Caricadiós, mais l’ on peut soupçonner une céation personnelle...), et les cantes de Triana que lui a sans doute enseignés Naranjito de Triana : Soleares del Zurraque et de Triana, conclues par la Soleá apolá de Ribalta ; surtout les Tonás du répertoire de Tomás Pavón (Martinete, Toná attribuée par Pepe el de la Matrona à un mythique Tío Rivas, et Debla), aussi majestueuses et hiératiques que l’ on peut les souhaiter. On n’ oubliera pas la rare Malagueña Perota (suivie de la Rondeña et du Fandango abandolao de Frasquito Yerbabuena) et la Levantica d’ El Cojo de Málaga, qui succède au Cante de madrugá - toutes interprétations d’ un parfait bon goût, dessinant délicatement les lignes mélodiques, sans démonstration virtuose ostentatoire ni allongement arbitraire des "tercios".

Le jeu incisif et elliptique du trop rare Paco Jarana et de Manuel de la Luz convient idéalement au style du cantaor - à tel point que dans les Bulerías, la première falseta de Paco Jarana semble un écho du phrasé du cante précédent. La production de Juan Carlos Romero brille, comme toujours, par son élégance et la sobriété qui convient à un tel répertoire : percussions et basse minimalistes (respectivement, Ramón Porrina et Manolo Nieto) et quelques rares choeurs discrets, pour la coda des Tangos et des Fandangos de Huelva, et l’ estribillo des Bulerías (Las Molinas et Los Mellis).

Claude Worms

Galerie sonore

José Luis Montón : "Detallitos" (Siguiriya)

Jeromo Segura : "Pá que me quiera un poquito" (Tango) - guitare : Paco Jarana et Manuel de la Luz


"Detallitos"
"Pá que me quiera un poquito"




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