"Dunas", un voyage au coeur du "lien"

Spectacle de Sidi Larbi Cherkaoui et María Pagés / Grande Halle de La Villette, du 21 au 23 avril 2011

vendredi 29 avril 2011 par Muriel Mairet

Après l’ article de Manuela Papino (Biennale de Séville, 2010), un autre regard sur "Dunas", celui de la photographe Muriel Mairet...

Voici presque deux années que Dunas a été présenté à Singapour. On ne mesure pas la qualité d’ un spectacle à sa longévité, mais réjouissons - nous cependant qu’ elle soit, pour nous autres spectateurs, une nouvelle chance de le découvrir ou de le revoir, de vivre cette merveilleuse expérience ou de nous y replonger.

Les deux artistes ont su mélanger leurs arts respectifs – danse contemporaine et flamenco -, leurs expériences et leurs mondes, sans jamais empiéter sur l’ univers de l’ autre, ni prendre l’ avantage sur lui. Nous avons assisté à de véritables noces artistiques sur scène. Celles de deux êtres passionnés et habités par leur art.

En effet, fidèle à ses intérêts et ses quêtes chorégraphiques (travail du corps au sol, utilisation du langage quotidien du corps et de ses réflexes, acrobatie, art des marionnettes, réflexion humaniste, humour) Sidi Larbi Cherkaoui signe ici un retour à une base fondamentale de sa carrière : le dessin. Il dessina avant d’ apprendre la danse, et cette expression représente pour lui une source d’ inspiration. Il reconnaît lui - même que son travail chorégraphique est constitué de lignes, et qu’ il s’ agit de dessins. Des lignes sur scène certes, mais aussi un travail en relief, ce qui nous rappelle Rodin qui conseillait à ses élèves de se concentrer sur le relief pour retrouver le mouvement, la respiration…

Des lignes, comme des fils invisibles reliant les êtres entre eux : voici donc une étude des rapports entre individus, une thématique récurrente dans l’ œuvre de Larbi . Les corps de Larbi et María s’ attirent et se repoussent comme des aimants, avancent, se relèvent, dans une évolution constante, dessinée et transformée en questionnement. Le dessin sur le sable, placé sur une vitre, est projeté en direct. Tandis que María Pagés paraît dessiner, vivre dans le dessin, l’ énergie de ses mouvements est prolongée par les lignes de Larbi. Les dessins se succèdent avec frénésie, tout comme les émotions : l’ humour, avec le dessin de l’ évolution de l’ homme en traits naïfs ; la poésie, avec les gestes de María qui, au fil des lignes, laissent apparaître un arbre - un arbre de vie, celui d’Adam et Eve, celui portant le fruit défendu, la pomme que dessine Larbi à Maria pour l’ effacer à la dernière seconde ; la tragédie avec le dessin des deux tours du World Trade Center… Puis le sable se déchaîne, María devient toute petite sous le regard de Larbi, sous celui du Créateur ou celui de l’ homme, le spectateur choisira.

Adam et Eve : « le baiser » également présent dans les précédentes œuvres chorégraphiques de Larbi, est ici abordé de manière pudique et sacrée.
Le thème de l’ ombre, physique et psychologique, déjà abordé dans « Myth », est présenté dans ce spectacle sous deux registres :

_ L’ ombre est traduite par des silhouettes sur la toile : María dansant sur les palmas de Larbi, comme une petite fée.

_ L’ ombre est présente comme corps physique, aux côtés de l’ autre de danseur. Les duos des deux artistes sont ainsi à la fois classiques dans leur construction (même chorégraphie - le Taranto de « Flamenco Republic »), et dialogues entre individus (même vibration, bien que visuellement différente : le zapateado de la Soleá de María, « Torre » de « Flamenco Republic », dansée à genoux par Larbi, comme des échos de vibration différente).
Ces échanges en duo évoquent parfois la mise en scène corporelle de métaphores orales. Des « tomber à genoux », « tomber amoureux », « ramper par terre », « être à ses genoux », « être à ses pieds », « les genoux coupés », « ne pas la lâcher », « être sous le choc »…, nous renvoient à une définition corporelle du coup de foudre : le corps racontent ainsi physiquement une histoire.

Le thème des ombres, comme celui du dialogue de mains enlacées, sont d’ ailleurs très présents dans la danse contemporaine : cf « Sombreros » de Philippe Decouflé.

L’ œuvre est constituée de plusieurs bailes de María, réminiscences de « Flamenco Republic » : le Taranto, , la Soleá « Torre » et le final de castagnettes de la Saeta d ’ Antonio Machado, extraite de « Sevilla ». Ses bailes dansés en duo ou en solo empreignent ce spectacle de flamenco, et peuvent sans doute avoir la valeur d’ un retour aux sources pour Larbi, dont le père est marocain. Même si d’ autres musiques sont inscrites au programme, le flamenco en reste le principal vecteur musical et chorégraphique. N’ oublions pas que les autres musiques - arabes, séfarades et indiennes, sont liées au flamenco et à son histoire.

Le baile de María s’ inscrit dans une combinaison chorégraphique, pas dans une fusion ; son baile est presque aussi flamenco que dans ses propres spectacles. Larbi danse à ses côtés sur le Taranto comme un véritable bailaor, avec une fluidité contemporaine qui nous rappelle le baile d’ Eduardo Guerrero, premier danseur de la Compagnie d’ Eva la Yerbabuena.

Larbi donne une place sacrée à la femme et donc à María, à travers divers messages : un hymne à la beauté de la femme, celle dont on tombe amoureux, celle qui donne la vie ; à sa liberté remise en question ; à ses souffrances qui s’ inscrivent ici dans notre actualité quotidienne - le port du voile, la violence faite aux femmes. Larbi met en scène une véritable déclaration d’ amour à la femme, et interroge le spectateur sur ses responsabilités.

Ce travail chorégraphique donne naissance à un dialogue qui passe par la danse. Personne ne peut douter de l’ authenticité et de la valeur de leurs échanges, fondés sur leurs sources communes. On ressent le profond respect de l’ un pour l’ autre, et une complicité magique.

Le décor épuré, constitué de toiles suspendues, se transforme en accessoires pour les danseurs. Ils jouent avec, s’ enlacent à l’ intérieur, évoquant ainsi le thème du cocon, ou du fœtus. Larbi crée cette séquence : placé à l’ intérieur du fœtus de tissu, il évolue lentement dans un liquide imaginaire, perce la poche, fait ses premiers pas entre les toiles tendues… Il met du temps à lâcher le dernier morceau de tissu pour finalement recréer un autre cocon avec María. Une vie à deux, puis une autre qui s’ inscrit toujours dans un ensemble. La chorégraphie nous offre une vie de dialogues, parfois de luttes, de malentendus, et enfin d’amour. L’ homme n’ existe que s’ il s’ inscrit dans la vie d’ un autre.

Déjà présente dans « In memoriam », la séquence finale des corps enlacés, reliés dans un même cocon de tissu, nous transporte dans un univers charnel, souligné par le chant arabe clamant « Habebe », « Mon amour ». Une déclaration qui s’ évanouit sous la dune, et disparaît physiquement. Mais son empreinte magique ne nous quittera plus.

On peut s’ interroger sur le titre de cette œuvre, car « Dunas » représente un relief aride et hostile. L’ oeuvre cristallise pourtant les liens entre un homme et une femme et la condition humaine, des liens de cause à effet. Nous aurions volontiers donné pour titre à ce spectacle « El lazo, » « Le lien ».
« Dunas » : les dunes, le désert, des émotions qui apparaissent et disparaissent, mais qui resteront en chacun de nous. Le désert comme terrain vierge, les dunes qui s’ y dessinent de manière aléatoire, qui se mêlent, et dans lesquelles s’ inscrit une mémoire intime et silencieuse, celle des hommes.

Muriel Mairet

Photos : production du spectacle





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