L’album "Sabicas. Rock Encounter with Joe Beck" (1970) est souvent considéré comme la première expérience de « fusion » entre rock et flamenco. Son audition montre qu’il n’y eut guère de "rencontre", d’autant que Sabicas ne se livra à l’exercice qu’à contrecœur, à la demande pressante du label Polydor et de son frère Diego Castellón, très intéressé par les clauses financières du contrat. Selon son témoignage, il refusa même de rencontrer en studio Joe Beck et ses musiciens : ...
... "J’ai posé comme condition de ne pas devoir rencontrer le type de la guitare électrique dans le studio. J’y allais, j’enregistrais mes trucs, je les écoutais... Très bien. Le lendemain, quelle déception ! J’arrivais et je trouvais tout gâché par le type du rock. Tous ces bruits !" (propos cités par José Manuel Gamboa, La correspondancia de Sabicas, nuestro tío en América, Madrid, El Flamenco Vive, 2013) (traduction de l’auteur).
Sabicas et Joe Beck : "Joe’s Tune" (1970) — Warren Bernhardt, piano ; Toni Levin, basse ; Donald Mac Donald batterie.
Cependant, d’autres tentatives allaient suivre, souvent inspirées par ce précédent — beaucoup moins nombreuses il est vrai que celles des musiciens espagnols pour créer le rock andalou, le rock gitan ou le flamenco rock. Certaines, souvent savoureuses à défaut d’être convaincantes, confondent le flamenco avec les musiques "espagnoles" au sens (très) large — au point que les ensembles mariachis sont parfois censées leur apporter une couleur flamenca... Mais d’autres projets, impulsés en général par des guitaristes, sont beaucoup plus intéressants.
1] Spanish Touch
L’une des incursions les plus pittoresques d’un groupe anglo-saxon dans le répertoire de la copla remonte à 1966. Les Tomcats, groupe mené par Tom Newman qui plus tard dirigera les studios The Manor où il produira entre autres le "Tubular Bells" de Mike Oldfield, sont alors
en tournée en Espagne où ils obtiennent nettement plus de succès qu’en Grande-Bretagne — suffisamment en tout cas pour convaincre la branche espagnole de Philips de les enregistrer. Outre leurs reprises habituelles des Beatles et des Rolling Stones, le label leur suggère de graver quelques titres plus familiers au public local. C’est ainsi que l’on trouve au programme de leur unique album des versions de deux tubes de Lola Flores, "A tu vera" et "Pena, penita, pena". Le premier est adapté à un riff démarqué de celui de "You really got me" (The Kinks) ; l’ostinato rythmique du second n’est pas sans rappeler celui de "Sympathy for the Devil" que les Rolling Stones n’enregistrèrent pourtant que deux ans plus tard.
En 1967, le groupe californien Love, réputé pour l’éclectisme de ses influence musicales, publie son troisième opus, "Forever Changes". De fait, la première composition, "Alone again or" est une sorte de rumba por taranta sur un leitmotiv d’arpèges joué par le guitariste Johnny Echols, pourtant natif de Memphis et sans antécédents flamencos connus. Sans compter un intermède de trompette tex-mex...
L’année suivante, The Paper Garden, groupe psychédélique new-yorkais, enregistre son unique album, nettement influencé (restons courtois) par e chef d’œuvre des Beatles, "Sgt.
Pepper’s Lonely Hearts Club Band". "A Day" reprend la technique des collages de "A Day in the Life", avec entre autres l’apparition inopinée d’un pasodoble.
Plus logiquement, la musique composée par Pink Floyd pour le film "More" de Barbet Schroeder (1969) comporte un bref solo de David Gilmour intitulé "A Spanish Piece" : por arriba et picado incluído (Ibiza oblige). Pour que nul n’en ignore, une voix masculine murmure : "Pass the tequila Manuel […] This spanish music it sets my soul on fire, lovely señorita […]"
La même année, le guitariste Ritchie Blackmore fête le mois de son anniversaire en composant "April", qui figure dans le troisième album de Deep Purple. Une longue suite en mode
flamenco sur Ré, avec orgue, clavecin et parties de guitare qui ne sont sans doute pas passées inaperçues des pionniers du rock andalou naissant (Smash, Triana).
Enfin, cette brève anthologie du rock anglo-saxon with spanish touch ne saurait ignorer les Gypsy Pistoleros (tout un programme) qui se qualifient eux-mêmes de "Greatest Flamenco Punk Glam Band Ever". Cet énième avatar du mythe du "gitan sauvage", toujours en activité, semble avoir trouvé les sources du "Duende A Go Go Loco" (album de 2023) dans la rumba madrilène de la fin dès années 1970 selon Los Chichos ("Son ilusiones") et Los Chunguitos ("Ay qué dolor").
The Tomcats : "A tu vera" (1966)
The Tomcats : "Pena, penita, pena" (1966)
:
Love : "Alone again or" (1967)
The Garden Papers" : "A Day" (1969)
Pink Floyd : "A Spanish Piece" (1969)
Deep Purple : "April" (1969)
Gypsy Pistoleros : "Son ilusiones" (2007)
Gypsy Pistoleros : "Ay qué dolor" (2007)
2] Flamenco Touch
La Californie est avec New-York l’un des deux principaux centres flamencos des États-Unis, en particulier pour la guitare. Son importante population hispanophone et sa proximité avec le Mexique, base arrière des artistes flamencos désireux de s’établir ou au moins de faire carrière dans ce pays, y sont sans doute pour quelque chose. Mais on ne saurait sous-estimer la connexion Morón de la Frontera / Californie, via le Centro Flamenco de Espartero créée en 1965 par Donn. E Pohren.
D’innombrables aspirants tocaores y firent pèlerinage pour recevoir les leçons de Diego del Gastor et de ses neveux avant de devenir professionnels et surtout professeurs à leur tour (cf. Chuck Keyser et son Academy of Flamenco Guitar à Santa Barbara. Aussi la liste des
guitaristes flamenc(a)os californiens d’origine ou établis en Californie est-elle interminable : Marcos Carmona, Chris Carnes, Sara Caro "Sarita Heredia", Mariano Córdoba, Gino D’Auri, Thor Hanson "Halconito", Rod Hollman, Mickey Kayne, Joseph Kinney, David Macias, Mary Nolan "María Soleá", Stephen Peterson, Agustín Quintero, Cristina Reyes, Gabriel Ruiz, Paco Sevilla, Benjamin Shearer, Anita Sheer, Ron Spatz, Yvetta Williams, etc. La plupart sont des tenants du toque de Morón mais ne sont pas restés insensibles aux enregistrements et aux concerts réalisés aux USA par des virtuoses tels Carlos Montoya, Carlos Ramos, Mario Escudero, Sabicas ou Juan Serrano.
Quelques autres musiciens ont été initiés au flamenco dans leur milieu familial et étaient tout aussi réceptifs aux divers courants du rock de leur génération. Robby Krieger est le plus
connu d’entre eux parce qu’il fut membre des mythiques Doors. Selon son autobiographie (Set the Night on Fire : Living, Dying and Playing Guitar with the Doors, Little, Brown and Company, 2021), il a d’abord étudié la guitare flamenca avec Peter Evans et Arnold Lessing, qui se produisaient à la Casa Madrid de Santa Monica, avant d’être converti au rock en 1965 par la découverte des disques de Chuck Berry. Toutefois, la seule pièce flamenca qui apparaît dans la discographie des Doors, dont ce n’était pas vraiment le propos, est l’introduction de "Spanish Caravan" (1968) qu’il aurait jouée sur une guitare de José Ramírez III que son père lui avait rapportée d’Espagne : por granaína avec, selon un usage bien établi, une citation d’ "Asturias". Si l’on en juge par ses disques postérieurs à dissolution des Doors, son intérêt pour le flamenco fut pour le moins épisodique. On n’en trouve trace que dans "Event Horizon" (album Singularity, 2010), avec là encore une introduction por granaína, cette fois dans le style de Ramón Montoya, suivie de variations basées sur le motif de l’escobilla de la siguiriya (sans le compás correspondant).
The Doors : "Spanish Caravan" (1968)
Robbie Krieger : "Event Horizon" (introduction) / "Event Horizon" (extrait) (2010)
Par-contre, trois autres groupes menés par des guitaristes ont spécifiquement œuvré à la fusion instrumentale entre flamenco et rock (au sens large) — quand elles existent, les parties
vocales sont secondaires et n’évoquent en rien le cante. Le premier fut fondé par les frères Rubén et Vicente Romero, respectivement fort respectables guitariste et danseur (cf. ses zapateados et palmas sur l’enregistrement) natifs de Santa Fe (Nouveau Mexique). Paradoxalement, ils enregistrèrent leur unique album (Pachuco, 1974) aux studios Muscle Shoals, plus connus pour avoir produit des disques d’Aretha Franklin, des Allman Brothers, des Rolling Stones, de Lynyrd Skynyrd, Paul Simon ou Willy Nelson. Sur des arrangements funky ou tex mex, la guitare flamenca est la protagoniste de la majorité des compositions et les palos sont nettement reconnaissables : bulería ("Funky Flamenco", avec le cantaor Chinín de Triana) ; rumba ("Pachuco") ; siguiriya ("Gypsy Blues") et zambra (même titre). Pour compléter le kaléidoscope, le programme comporte aussi un peu de guitare classique sans adjuvants, la Pavane n°6 de Luis Milan et le Menuet op. 22 de Fernando Sor.
Rubén et Vicente Romero : "Funky Flamenco" (1974)
Rubén et Vicente Romero : "Pachuco" (1974)
Rubén et Vicente Romero : "Gypsy Blues" (1974)
Rubén et Vicente Romero : "Zambra" (1974)
David Clark Allen était destiné à une carrière de guitariste classique flamenco par son père, qui lui donna ses premières leçons et avait lui-même appris les rudiments du toque au Sacromonte — d’où la letra de la première composition de leur premier disque, "Bulerías" :
"Los gitanos son primores / y le hacen a las gitanas / en el pelo caracoles." Il se perfectionne ensuite à Los Angeles avec Pepe et Celin Romero mais opte finalement pour le rock dans la tendance "progressive" du moment — Gentle Giants, Yes, Genesis, Jethro Tull et Magma figurent parmi ses groupes de prédilection. Il fonde le groupe Carmen avec sa sœur Angela (chant et claviers), Roberto Amaral (premier danseur et chorégraphe de la compagnie de José Greco — danse, chant, vibraphone et castagnettes), John Glascok (basse) et Paul Fenton (batterie). C’est finalement à Londres, grâce au producteur Tony Visconti (David Bowie, Marc Bolan), qu’ils enregistrent trois albums entre 1973 et 1976 (Fandangos in Space, Dancing on a Cold Wind, The Gyspies). Leurs programmes alternent prog rock, glam rock et flamenco rock, avec une nette prédilection pour la bulería ("Viva mi Sevilla" et, pour partie, "Daybreak") et parfois une pièce soliste qui atteste la solide connaissance du flamenco du guitariste fondateur (cf. "Por Tarantos", 1973)
Carmen : "Bulerías" (1973)
Carmen : "Por Tarantos" (1973)
Carmen : "Viva mi Sevilla" (1974)
Carmen : "Daybreak" (1976)
Le nom du projet et du groupe créés par Ben Woods (1974 – 2022), Flametal, est sans équivoque : il s’agit de fusionner flamenco et rock Heavy Metal. Né à Seattle, Ben Woods commence sa carrière dans des groupes de Death Metal avant d’étudier le flamenco avec le guitariste Marcos Carmona et son épouse Rubina (cantaora et bailaora) qui lui enseignent non seulement les techniques du toque mais aussi l’accompagnement du chant et de la danse. Il s’établit ensuite à Los Angeles où il se produit en duo, sous le nom de Flamenco L.A., avec la bailaora Arleen Hurtado, puis fonde Flametal à Oakland en 2004 avec Bryan T. Splalding (guitare), Angeline Sarris (chant et basse), Uryah Duffy (basse) et Thomas Perry (batterie). Les trois albums enregistrés par le groupe ("The Elder", 2005 ; "Master of the Aire", 2008 ; "Flametal", 2014) sont remarquables non seulement par la virtuosité du guitariste mais surtout par l’osmose entre les deux idiomes musicaux, rarement aussi accomplie, et la variété et des palos de leurs programmes : alegría, bulería, petenera, sevillanas, siguiriya, soleá, tango, tiento, zambra, zapateado, etc.
Flametal : "Anda Jaleo" (2005)
Flametal : "The Elder" (bulería) (2005)
Flametal : "Silencio / Escobilla" (2005)
Flametal : "Master of the Aire" (zapateado) (2008)
Flametal : "La cuenta" (tango) (2008)
Flametal : "Seguiriyas" (2008)
Flametal : "Peteneras" (2008)
Flametal : "Por arriba" (soleá) (2014)
Flametal : "Legacy of Djinn" (bulería) (2014)
Flametal : "Cuatro cervezas" (sevillanas) (2014)
Flametal : "Mora Mora" (zambra) (2014)
Flametal : "Magnetic Propulsion" (tiento) (2014)
Le londonien Ian Davies (1954 – 2003) est un cas particulier dans la mesure où il étudia la guitare flamenca dès son enfance avec les deux maîtres établis en Grande-Bretagne à l’époque, Pepe Martínez et Paco Peña. L’album qu’il enregistre pour Columbia en 1968, "Flamenco Excitement", témoigne de cette formation au toque traditionnel. Il est ensuite engagé par deux des plus prestigieux tablaos de Madrid, le Corral de la Morería et le Café de Chinitas où il se perfectionne sous la direction du premier guitariste de la troupe, Víctor Monge "Serranito". La suite de sa carrière espagnole est surtout liée à des compagnies de danse, entre autres celles de María Rosa, El Camborio, José Antonio (Antología y Siluetas) et la Compañía Danza Española Contemporanea. Compte tenu de son goût pour le toque traditionnel, l’album qu’il enregistra en 1976 pour Hispavox peut surprendre par sa collaboration avec quelques légendes du rock andalou — Jesús de la Rosa (Nuevos Tiempos, Triana — claviers), Manolo Rosa (Nuevos Tiempos, Alameda, Triana — basse), Antonio Samuel Rodrigo "Smash" (Smash, Fly, Goma, Pata Negra — batterie) et José Antonio Galicia (Dolores, Arrajatabla — batterie). La dernière composition du disque est un stupéfiant martinete à compás de siguiriya, "chantée" par une guitare saturée qui anticipe l’album Omega de Enrique Morente.
Ian Davies : "El conjunto" (bulería) (1976)
Ian Davies : "Brindis" (alegría) (1976)
Ian Davies : "Podría" (granaína) (1976)
Ian Davies : "Re Acciones" (rondeña) (1976)
Ian Davies : "Azules" (bulería) (1976)
Ian Davies : "Inténtalo otra vez" (farruca) (1976)
Ian Davies : "Muerte del herrero negro" (martinete) (1976)
Claude Worms
Bibliographie :
GARCÍA, Antonio Jesús et GARCÍA, Ramón, Todo es Flamenco Rock. Un mapa sonoro entre la electricidad y el flamenco, Valencia, Efe Eme, 2025.
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