Un festival centré sur la musique baroque... rien à voir avec le flamenco ? À voir justement. Nous avons eu maintes fois l’occasion de souligner les similitudes, au moins esthétiques, entre les deux répertoires, qui n’ont pas échappé à Fahmi Alqhai, Árcangel, Rocío Márquez, Tomás de Perrate, etc.
Carnet de bord de deux festivaliers heureux
Maguy Naïmi et moi-même avons eu le bonheur d’assister à sept des concerts programmés cette année par le Festival de Saintes, tous de grande qualité à l’exception de la demi-déception d’un Stabat Mater de Pergolèse par Le Poème Harmonique sauvé de l’enlisement par les pièces napolitaines anonymes données en introduction par un trio vocal masculin d’une belle tonicité (Serge Goubioud, Hugues Primard et Emmanuel Vistorky).
NB : l’ordre de nos commentaires n’a évidemment pas valeur de palmarès.
"The Witch of Endor" (Il Carvaggio) : programme passionnant (Purcell / Ferrandini / Charpentier) servi par un quintet vocal et six instrumentistes exceptionnels dirigés depuis l’orgue avec sa sensibilité, sa fougue et son engagement rigoureux coutumiers par Camille Delaforge — articulations acérées, éloquence des contrastes dynamiques, changements de tempo parfaitement menés, etc. En prime, une double découverte : une merveilleuse cantate de Ferrandini ("Il pianto di Maria") et une mezzo-soprano, Floriane Hasler, qui possède "quelque chose en plus", le duende diraient nos lectrices et lecteurs — nous rêverions de l’entendre chanter por malagueña ou granaína, c’est dire. Le concert aurait été parfait avec la projection de traductions des textes, qui nous auraient permis de goûter à sa juste valeur la réalisation inventive des continuos — parfois ardemment théâtrale, parfois réduite à quelques soupirs doloristes —, trop souvent insipides dans ce genre d’œuvres, qui transformait les récitatifs en dialogues voix / instruments tour à tour poignants ou haletants. Un grand moment d’émotion(s).
PS : l’ensemble Il Caravaggio ayant déjà achevé l’enregistrement de ces trois œuvres, le disque correspondant paraîtra sans doute à l’automne prochain.
"Vox Feminae" (Les Kapsber’Girls) : pas de surprise en revanche avec les Kapsber’Girls, si ce n’est un nouveau programme consacré à des pièces vocales de six compositrices italiennes du Seicento, ponctuées d’intermèdes instrumentaux de Kapsberger — le tout mis en récits biographiques par quelques textes récités par chacune des musiciennes. Qui aura eu l’heureuse idée de se procurer leurs deux albums précédents ("Que fai tú ?", Muso, 2020 et "Vous avez dit brunettes ?", Alpha Classics, 2021) ne sera pas étonné d’apprendre que "Vox Feminae" ne leur cède en rien quant à la finesse des entrelacs vocaux-instrumentaux, à l’exact dosage de l’ornementation et à l’élégante fluidité des lignes qui figurent au mieux des affects changeants, de la lamentation à la séduction (non sans humour dans ce dernier cas). Ajoutons, pour les amateurs de flamenco, un festival d’hémioles vigoureuses, d’ostinatos descendants La-Sol-Fa-Mi (cf. "Che si può fare" de Barbara Strozzi, transposition sur la note Sib : Mib – Réb – Dob – Sib) et de variations / diminutions instrumentales (falsetas) aussi virtuoses qu’originales. Le tout avec une débauche d’énergie qui fait des Kapsber’Girls l’ensemble le plus punchy (nous allions écrire punky...) de la programmation...
"América, Música, Diferencia" (The Rare Fruits Council) : … encore que la palme de l’ensemble le plus punchy, ou plutôt groovy dans ce cas, pourrait leur être disputée par le Rare Fruit Council. L’exploration du répertoire baroque hispano-américain (et vice-versa) a commencé il y a un bon quart de siècle avec Jordi Savall (Hespèrion XX puis XXI), Gabriel Garrido (Elyma) et Leonardo García Alarcón (Capella Mediterránea), puis Andrea de Carlo (Mare Nostrum), Fahmi Alqhai (Accademia del Piacere), etc. Pourtant, Manfredo Kraemer nous en a révélé d’autres trésors inédits, dans un programme intégralement consacré aux "idas y vueltas" entre les deux rives de l’Atlantique et entre musiciens "populaires" et "savants", dont l’importance dans la genèse de la musique baroque espagnole, comme deux siècles plus tard dans celle du répertoire flamenco, n’est plus à démontrer. Contrairement à l’usage habituel dans ce contexte, pas de percussions dans une formation instrumentale constituée de deux violons, deux guitares baroques — ou deux théorbes ou duo guitare baroque / théorbe —, un violoncelle baroque et un clavecin. Nous avons ainsi pu savourer à loisir les superpositions ternaire / binaire de la Zarabanda (alias canarios ?) de Santiago de Murcia, seule pièce très connue du concert, dans un bel arrangement pour deux guitares (Juan José Francione et Jeremy Nastasi) ; ou les épisodes en canon et en fugato d’une savoureuse autant qu’énigmatique "Sonate Ethnique" pour deux violons sans basse (Guadalupe del Moral et Manfredo Kraemer). Barbara Kúsa a interprété les chansons du programme avec l’expressivité, la sobriété et le dynamisme (quel sens du rythme !) qui leur conviennent. Coda en apothéose, d’abord jubilatoire avec quelques airs à danser anonymes, puis recueillie avec un yaravi (une sorte de complainte) — encouragés par la chanteuse, les spectateurs s’essayèrent, non sans quelque hésitation, à quelques "palmas" en 3/8 avec entame acéphale pour accompagner une cueca (la même cellule rythmique est usuelle pour accompagner les bulerías). Cette cueca couronnait un bis généreux commencé par une version émouvante de "María va" ("canción chamamé" de Antonio Tarrago Rós) qui n’avait rien à envier à celle de Mercedes Sosa (que nous vous conseillons également). L’arrangement baroque de l’ensemble tendrait à prouver que la distinction entre musique "populaire" et musique "savante" est totalement fallacieuse, du moins en termes de qualité (d’où nos guillemets).
"Miroirs vénitiens" (Académie d’Ambronay) : notre ami Philippe Donnier aurait sans doute qualifié le répertoire de ce concert de "musique ethnique vénitienne du XVIIIe siècle", tant il repose sur des codes de composition (forme tripartite vif / lent / vif — fréquemment A / B / A’—, modulations à la dominante, marches harmoniques, etc.) et d’interprétation qui relevaient autant de la transmission orale que de l’enseignement académique. De sorte que les partitions qui nous sont parvenues ne sont souvent que des canevas dont l’intérêt dépend aussi de l’usage créatif qu’en font les interprètes — ornementations, diminutions, réalisation des basses continues, etc. avec une part plus ou moins importante laissée à l’improvisation. L’Académie d’Ambronay nous a offert un florilège de sinfonias (Albinoni et Hasse) et surtout de concertos dans de multiples déclinaisons : pour violon (Dall’Abaco), pour basson et pour quatre violons (Vivaldi), pour deux violoncelles (Vivaldi) et grosso (Dall’Abaco). Tout en participant modestement aux différents pupitres, Amandine Beyer, qui dirige l’orchestre de l’Académie, a ainsi permis à la majorité des musiciens de s’exprimer en solistes. Nous la devinons chaleureuse, tant le plaisir de jouer ensemble des jeunes musiciens était visible et communicatif. Cette soirée joyeusement conviviale s’est achevée par un concerto pour violon et orchestre à double chœur de Vivaldi (avec disposition scénique adéquate) pour lequel elle a interprété la partie soliste — et de quelle manière ! Son jeu, comme la cohésion et la complicité des musiciens de l’orchestre, nous ont rappelé les concerts de Chiara Banchini et de son Ensemble 415, de très heureux souvenirs — de cette dernière, écoutez par exemple l’album consacré à Giuseppe Valentini ("Valentini, l’ange du bizarre", Zig – Zag Territories, 2002).
"Fairest Isle" (Les Épopées) : cet air extrait du "King Arthur" de Purcell est une introduction et un titre idéaux pour un voyage dans l’Angleterre baroque. Du même compositeur, le programme proposait également "The plaint", autre air célèbre ("The Fairy Queen") et diverses chansons dont quelques tubes, tel "If music be the food of love". Haendel, dont on connaît la brillante carrière en Angleterre, était surtout représenté par des arias de ses opéras "Semele" et "Orlando". En contrepoint, des pièces instrumentales en trio de Matteis, inspirées des styles de Biber ou de Walther, rappelaient que le violoniste-compositeur était passé par l’Allemagne avant de s’établir en Angleterre. Le programme étant dans l’ensemble familier aux amateurs de musique baroque, il fallait tout le tact et la sensibilité des trois musiciens en formation chambriste (violon, violoncelle et clavecin), discrètement dirigés depuis le clavecin par Stéphane Fuget, pour le parer de couleurs sonores inédites. L’ambiance d’un salon de musique intime convenait parfaitement au chant tout en nuances du contre-ténor Paul-Antoine Bénos-Djian, que nous avons découvert avec plaisir à cette occasion. Il nous offrit généreusement deux bis, dont un "O Solitude, my sweetest choice !" que tout le monde espérait et qu’il a enregistré récemment avec Le Consort ("Begin the Song ! A Purcell Academy", Harmonia Mundi, 2025).
"Amor que fai" (Suspirium Ensemble) : autre programme consacré à l’Italie du premier baroque, cette fois avec une bonne part du gotha des compositeurs masculins de la "seconda pratica" du Seicento : Marini, Monteverdi, Caccini, Landi, Uccellini, Sances, Frescobaldi et Ferrari — ne manquait que Merula et sa "Canzonetta spirituale sopra alla nanna" (notre version de chevet : Sara Mingardo et le Concerto Italiano, "Arie, madrigali & cantate", Naïve Opus 111, 2004). Place donc à la séduction de la monodie accompagnée en lieu et place de l’austérité de la polyphonie. C’est bien la raison pour laquelle nous avions choisi ce concert, dont nous attendions un moment de pur et léger plaisir. Nous ne connaissions pas le Suspirium Ensemble, mais nous n’avons pas été déçus. Le livret affirmait que "cette musique populaire du XVIIe siècle n’est pas si différente de la musique pop telle que nous la connaissons aujourd’hui." En effet, du moins dans ces versions façon Christina Pluhar : textures serrées de cordes pincées (théorbe et guitare baroque) souvent densifiées par des ostinatos en pizzicati (violoncelle et violon baroque) ; mais sans percussions, ce qui, en conformité avec le répertoire de référence, mettait mieux le chant en valeur. Le Suspirium Ensemble est d’ailleurs aussi cosmopolite que l’Arpeggiata : Pays-Bas, Ukraine, Taïwan, Indonésie et États-Unis. Nous laisserons aux spécialistes le soin de juger si ces arrangements, entre autres les succulents portamentos "tsiganes" dont le violoniste (MengHan Wu) émaille ses contrechants et ses "chorus", sont ou non conformes aux usages d’époque. Peu nous importe, pourvu que la musique soit bonne (comme disait...) ; et elle l’était.
Claude Worms
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