Rocío Márquez : "Himno vertical" — un CD Delirioyromero Producciones / Viavox Production, 2025. Livret avec tous les textes et un prologue de Rocío Marquez (traduction du prologue pour l’édition distribuée en France).
Après une première carte de visite en 2009 ("Aquí y ahora"), la discographie de Rocío Márquez a pris un rythme de croisière soutenu avec pas moins de sept albums enregistrés entre 2013 et 2025 : "Claridad" (2013), "El Niño" (2015), "Firmamento" (2017), "Diálogos de viejos y nuevos sones" (2018), "Visto en el Jueves" (2020), "Tercer cielo" (2022) et cet "Himno vertical" — sans compter quelques projets qui n’ont malheureusement pas fait l’objet de disques, dont un concert en collaboration avec l’ensemble vocal Aedes auquel nous avions eu le privilège d’assister aux Bouffes du Nord le 4 octobre 2021 ("Lamento").
Ce qu’il faut bien nommer déjà une œuvre est d’autant plus remarquable qu’elle conjugue abondance et diversité d’inspiration. Du répertoire traditionnel (2009 et 2013) à la musique électro (2017 et 2022), en passant par l’exercice de style (hommage à Pepe Marchena, 2015), le rock progressif (2017), la musique baroque (2018), la chanson haut de gamme et le slam (2020), aucun album de Rocío Márquez ne ressemble au précédent ni au suivant. C’est là l’heureuse conséquence d’un appétit insatiable pour la (les) musique(s), chaque rencontre déclenchant un nouveau processus créateur — avec des guitaristes bien sûr : Guillermo Guillén (2009), Alfredo Lagos (2013), Pepe Habichuela, Miguel Ángel Cortés et Manolo Herrera (2015, seul album enregistré avec plusieurs guitaristes) et Juan Antonio Suárez "Cano" (2020) ; mais aussi avec les gambistes Fahmi et Rami Alqhai (2018), les arrangeurs-compositeurs électro Raúl Refree et Bronquio (respectivement 2017 et 2022) et le trio Proyecto Lorca (2017).
La boulimie littéraire de Rocío Márquez n’est pas moindre et est sans doute tout aussi essentielle à son inspiration, qu’il s’agisse des arrangements et des compositions originales ou des interprétations vocales, étroitement liées aux ethos des poèmes quant aux moyens expressifs et à la prosodie quant aux phrasés. Dès "Aquí y ahora" et "Claridad", nous avions été surpris par l’intelligence du choix des letras traditionnels, souvent associées à des textes originaux de Rocío Márquez qui en étaient autant de réponses et commentaires. Dans le premier, on relevait déjà des vers de Jorge Manrique. Depuis, Rocío Márquez n’a plus cessé de mettre en musique ses propres écrits et ceux de poètes classiques ou contemporains auxquels il lui arrive de passer commande : Mario Benedetti, Juan Ramón Jiménez et William Shakespeare (2015) ; Federico García Lorca, María Salgado, Christina Rosenvingue et Isabel Escudero (2017) ; Santa Teresa de Ávila et Manuel García (2018) ; Álvaro Carillo, Francisco Moreno Galván, Antonio Orihuela, Emilio Pozo et Miguel Hernández (2020) ; Carmen Camacho, Miguel de Unamuno, Federico García Lorca et Saint Augustin (2022) — sans doute en oublions-nous quelques un(e)s.
Un tel kaléidoscope stylistique peut dérouter. Chacun(e) aura plus ou moins adhéré à tel ou tel opus selon sa propre conception du flamenco ou plus généralement de la musique. Nous-même avions été déconcerté par "Tercer cielo", non parce que nous sommes réfractaire à l’association flamenco / électro, ni parce que l’album aurait manqué d’intérêt ou de qualité, mais parce que Bronquio nous y semblait traiter la voix de Rocío Márquez comme un intrant sonore parmi d’autres, de sorte qu’il nous était impossible de discerner ce qui revenait à l’une et à l’autre. Or, nous sommes attaché à l’incarnation vocale, qui distingue chaque voix humaine de tout autre instrument — après tout, il s’agit de chant. C’est pourquoi "Tercer cielo" est le seul disque de Rocío Márquez que nous n’avons pas chroniqué, par crainte de manquer de l’objectivité nécessaire.
Avec "Himno vertical", Rocío Márquez revient au format chambriste de "Diálogos de viejos y nuevos sones" : après un quatuor voix / deux violes de gambe / percussions, un quatuor voix / guitare (classique et électrique — Pedro Rojas Ogáyar) / violoncelle (Isadora O’Ryan) / percussions (le très fidèle et indispensable Agustín Diassera). La formation est souvent réduite à un trio et, plus rarement, à un duo voix / guitare. Les compositions étant toutes cosignées par Rocío Márquez et Pedro Rojas Ogáyar, c’est bien à leur rencontre que nous devons ce nouvel album. Pour la première fois, Rocío Márquez est l’autrice de la quasi totalité des textes, en collaboration avec Carmen Camacho, déjà sollicitée pour "Tercer Cielo" et avec quelques incises de William Shakespeare, Juan de la Encina, Friedrich Shiller et Roberto Juarroz — le titre de l’album est une référence à celui de l’un des recueils de poèmes de ce dernier, "Poesía vertical". Ces textes sont servis par une diversité de colorations timbriques et de techniques vocales que Rocío Márquez n’a cessé d’enrichir et qu’elle a parfois développées en mettant à profit ses expériences antérieures : vastes glissandos-portamentos chromatiques crescendo ("Firmamento") ; canto spianato avec Fahmi Alqhai ; syllabes haletantes détachées staccato, puis progressivement liées jusqu’à donner naissance à des mots, voire à des vers entiers, qu’elle nous semble avoir appris à réaliser par sa seule voix, donc avec un tout autre poids expressif, en tirant les leçons des manipulations électro de Bronquio. S’y ajoutent toutes sortes de "bruits" signifiants, qu’ils soient fondus dans le discours musical discours ou qu’ils le rompent violemment : souffles, soupirs, sifflements, "percussions" vocales façon beatbox, etc. Nous avons eu souvent l’occasion de qualifier l’art vocal d’Enrique Morente dernière période de "sculpture vocale" — ce n’est pas un hasard si Rocío Márquez le cite dans son beau prologue : "[...] En la forja del anillo me acompañan — juntos — Enrique Morente y San juan de la Cruz."
Imaginez un concert pur et dur de free jazz (ou de rock progressif de l’École de Canterbury). Pas de structure, pas de base rythmique ou même de tempo, pas de tonalité ou de mode de référence et encore moins de thème mélodique ou de schéma harmonique. Chaque musicien y apportait ce qu’il avait, ou plutôt ce qu’il était — Albert Ayler des souvenirs de marches néo-orléanaises, Cecil Taylor des réminiscences de Conlon Nancarrow... Ça pouvait durer très longtemps, parfois des heures sans que rien ne sorte d’un alambic bouillonnant, pourtant étrangement vide si rien n’advenait. Mais il pouvait surgir des instants miraculeux, fugaces, pendant lesquels tous les musiciens fusionnaient en une sorte d’entité collective anonyme et atteignaient ce qui semblait être des universaux musicaux antérieurs aux distinctions culturelles — même s’ils n’existent pas, l’important était d’avoir la sensation de les vivre. C’est peut-être à partir de cette expérience de ces tréfonds du "musiquer" que des musiciens ont extrait des diamants inaltérables qui changent notre vie : Robert Fripp, "Islands", Robert Wyatt "Afilib", Jon Hassel "Her first rain " , etc. Supposez aussi que l’on conçoive un disque qui regrouperait ces instants. Sans pouvoir l’affirmer avec certitude, il nous semble que les pièces de "Himno vertical" sont une anthologie de ces surgissements fusionnels issus de longues improvisations informelles, évidemment retravaillés — au moins les trois "Dictados" qui ponctuent une œuvre en forme de cantate, avec ouverture, interlude et final et qui ne comportent aucune référence directe à ce que l’on entend habituellement par le terme cante (à l’exception de la coda crescendo du "Dictado 2", qui renvoie à celle des malagueñas de Juan Breva). Agustín Diassera apporte son immense science de la percussion et sa faculté à se glisser dans les interstices de la trame musicale et à peupler le silence de bruissements imperceptibles d’une présence stupéfiante (cf. Sunny Murray, pour poursuivre notre métaphore free) ; Pedro Rojas Ogáyar et Rocío Márquez leur liberté improvisatrice, lui fort de ses cultures classique et contemporaine, elle usant de toutes ses voix — flamenca depuis les peñas de son enfance et bien d’autres, conquises depuis : les trois reprises variées du texte de "Dictado 3" sont proprement hallucinantes, comparables à l’interprétation par Cathy Berberian de la "Sequenza III" de Luciano Berio ou de celle du "I put a spell on you" de Screaming Jay Hawkins par Diamanda Galás.
Les textes des trois "Dictados" tracent un chemin introspectif qui pourrait bien être le fil d’Ariane de l’album. "Dictado" implique que l’acte créateur, au moins pour "Himno vertical", échappe à la volonté consciente de l’artiste, qui entend des voix (au sens propre), les écoute, les recueille et les transmute en œuvre. Du "je" (indissociablement psyché et corps) qui d’ailleurs lui échappe, au collectif ou plutôt à l’anonyme collectif, par où une vie et une culture spécifiques se fondent dans l’universel — à la condition d’abandonner toute velléité d’analyse et de compréhension claires tout en gardant une distance suffisante pour faire sens et communiquer ("transmitir") : équilibre périlleux, sur le fil, entre lâcher prise et contrôle ; quoi de plus flamenco ?
• Dictado 1 : "Me llegan a veces, me dictan cosas, no sé qué cosas..., son vibraciones.
Estoy atenta, no son del bosque ni las estrellas, ni de los dioses.
Me llegan voces que son de adentro, humildemente desde los huesos.
Hago un silencio. Me llegan voces — estoy atenta — desde mi adentro."
• Dictado 2 : "Hay veces que pienso que hay alguien dentro de mi, que quizá ya no estoy yo, que dejé de estar aquí, para que otra en mi lugar decidiera que decir."
• Dictado 3 : "Si esto es así, no importa que el dictado no sea significado con un significante, ni que no esté firmado, ni lo comprenda nadie.
No importa siquiera que lo comprenda yo."
"La forja de un anillo — supo decirlo José Viñals — tiene sus secretos : hay que empezar por el centro vacío. Me interno en este claro del bosque — es otro reino que un alma habita y guarda ¿ verdad, María Zambrano ? — y escucho. Me están dictando cosas. Pero no desde otros mundos y otros seres — me advierte Roberto Juarroz — sino, más humildemente, desde adentro. Así y aquí me dejo decir." (début de prologue de Rocío Márquez). D’un vide bruissant à un cercle habité, donc. Habité de tout ce qui fait une vie. La métaphore littéraire est mise en images par les magnifiques photos de Alejandro Cayetano. D’une part un disque, vide en son centre, constellé d’une multitude d’objets dont Rocío Márquez nous donne une minutieuse nomenclature : une vie en 151 souvenirs personnels, musicaux, etc. D’autre part deux natures mortes : mêmes objets, en moins grand nombre, fruits, plantes, etc. éclairés par des bougies qui nous ont rappelé le rituel des Leçons de Ténèbre baroques : de la mort à la résurrection, à la vie. Au verso du livret, une synthèse de ces deux images : reprise du disque, éclairé par des bougies, le centre occupé par un portrait en pied de Rocío Márquez, de dos et bras déployés en croix comme pour une invocation hymnique. Les deux disques sont photographiés en contre-plongée, d’un point de vue vertical qui permet de parcourir le cercle dans les deux sens, à partir de n’importe quel point de départ : des figurations du mythe de l’éternel retour à fonction de guide d’écoute visuel.
Chaque composition est un objet musical-poétique organique dont le cours échappe à la description et plus encore à l’analyse, insaisissable surgissement qui semble émerger du silence et s’y immerger finalement au terme d’un dédale d’événements sonores, vocaux et/ou instrumentaux évanescents, fantomatiques, paroxystiques, etc. mais toujours imprévisibles — aussi les notions de début et de fin, d’introduction et de coda, sont-elles ici des facilités (abus ?) de langage. Pour vous en donner une idée, au demeurant fort approximative, nous ne pouvons que recourir à des analogies avec une certaine musique contemporaine anglo-saxonne qui conjugue dénuement et brusques accès de fièvre : Hatfield and the North, High Llamas, Joe Henry, Antony and the Johnson... La plupart des pièces "commencent" effectivement par le centre de l’anneau, voix a cappella parlé ou en mode recitar cantando, ou arpèges de guitare diaphanes (classique ou électrique) ou effleurements (affleurements) percussifs. Elles "finissent" souvent comme elles avaient "commencé", ou par un silence abrupt qui interrompt inopinément une phrase mélodique, un crescendo vocal, un mot disséqué en syllabes, un vers ("Y me he clavao un crista[]", malagueña), ou encore par de lointains échos de voix et de guitare plongeant dans un silence apaisé (guajira). Les déflagrations bruitistes associées à des crescendos vocaux sont finalement assez rares, surgissent inopinément et ne font office de coda que pour deux pièces, le fandango et la bulería (là encore, il sont sèchement interrompus par un silence assourdissant).
Et le flamenco dans tout ça ? Il est partout si on ne le réduit pas à des cantes dûment nomenclaturés et aux usages du duo chant / guitare. Le plus étonnant, et mystérieux, est que les palos sont aisément identifiables alors même que seuls les compases sont clairement énoncés, quand ils existent. Seul un fandango de Huelva est chanté par Rocío Márquez dans sa version originale ("Por un almendro he sabío...", enregistrement par Carmen Linares, album "Su cante", 1984), sans doute parce que sa cousine Nuria, récemment décédée, le lui avait enseigné — le disque lui est dédié : "Este himno se alza desde el corazón hasta llegar hasta ti, Nuri." C’est pourquoi aussi cette même pièce ("Apariencia") s’achève sur une citation d’une letra de cartagenera, "Acaba de una vez, penita acaba..." (Antonio Chacón, 1908), en déploration crescendo sans référence au modèle mélodique original. Pour le reste, on ne trouvera ça et là que des évocations plus ou moins subliminales à des cantes traditionnels : siguiriya ("Arde"), soleá ("Sombra"), malagueña ("Ausencia"), guajira ("Vuelo") et, plus nettement, tangos ("Aire" — tangos de Graná). De même, Pedro Rojas Ogáyar ne joue jamais le moindre code d’articulation du dialogue chant / guitare, ni llamada, ni remate et encore moins de falsetas. Par contre, il excelle dans la mise en espace sonore du chant, par des arpèges lumineux, des ébauches allusives de contrechants, quelques nappes harmoniques saturées ou des gouttes sonores translucides qui éclairent tel ou tel mot, ou telle ou telle inflexion vocale. Ça et là, Isadora O’Ryan baigne les arrangements de sobres nuances de clair-obscur, discrètes mais essentielles. Comme de coutume, la cohérence des compositions, dont certains épisodes risqués pourraient sembler hasardeux, repose sur les parties de percussions d’Agustín Diassera, qui s’en acquitte de main de maître.
Rétrospectivement, nous devinons que Rocío Márquez a patiemment élaboré un nouveau style d’ornementation flamenca, non mélismatique, qui trouve avec cet album son plein aboutissement. C’est particulièrement net dans la guajira. Alors que l’on attendait les mélismes virtuoses d’un exercice de style façon Niño de Marchena, elle en livre une interprétation en canto spianato, mais l’orne par une ample gamme de couleurs vocales du diaphane au rauque, par de brusques sauts de registre des tréfonds du mezzo soprano à l’extrême aigu du soprano et par des variations du débit syllabique passant insensiblement de l’effervescence stacatto à de longues tenues — un manière aussi d’utiliser les potentialités rythmiques et émotionnelles de textes auxquels elle donne ainsi une fonction musicale déterminante. Enfin, pour compléter ces références flamencas, ajoutons deux nets hommages à Enrique Morente : d’une part, la conception globale de la siguiriya, identique à celle de "Guern-Irak", même si réalisée fort différemment (cf. la répétition obsessionnelle terrifiante de "Mi ropa arde") ; d’autre part le "centre de l’anneau" initial de la soleá, qui nous a rappelé le début de "Compases y silencios" (les deux de l’album "Morente. Pablo de Málaga", 2008).
Il y a tout juste cinquante ans, nous découvrions le quatrième opus d’Enrique Morente, "Se hace camino al andar...". Ce pourrait être le sous-titre de cet album. Pas de point de départ ni d’arrivée, il suffit juste de cheminer et de rester ouvert à toute éventualité. Tentez une expérience : commencez l’audition à n’importe quel moment de n’importe quelle plage, la musique fera tout autant sens (nonsense ?) que si vous suiviez docilement l’ordre du programme de 1 à 11. "Himno vertical est un grand disque de musique contemporaine por lo flamenco, inclassable, exigeant et fascinant.
Claude Worms
Galerie sonore :
"Himno vertical" :
Rocío Márquez et Pedro Rojas Ogáyar : "Dictado 1. Obertura" et "Dictado 2. Interludio"
Rocío Márquez et Pedro Rojas Ogáyar : "Dictado 3. Finale"
Rocío Márquez et Pedro Rojas Ogáyar : "Sombra (soleá)"
Rocío Márquez et Pedro Rojas Ogáyar : "Vuelo (guajira)"
Où il est question de quelques analogies improbables et fortuites, pas vraiment flamencas mais... :
King Crimson : "Islands" (extrait, album "Islands", 1971)
Robert Wyatt : "Alifib" (album "Rock Bottom", 1974)
Jon Hassel : "Her first rain" (album "Listening to pictures", 2018)
Catthy Berberian : "Sequenza III, per voce femminile" (Luciano Berio, 1965)
Diamanda Galás : "I put a spell on you" (album "The singer", 1992)
Joe Henry : "Your side of my world" (album "Tiny voices", 2003)
Antony & the Johnsons : "Bird Gerhl" (album "I’m a bird now", 2005)
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