Juanfe Pérez : "Prohibido el toque"

mercredi 15 février 2023 par Claude Worms

Juanfe Pérez : "Prohibido el toque" — un CD Youkali Music, 2022.

L’instrumentarium flamenco ne cesse de s’enrichir depuis les années 1980 : laúd, mandole, oud, violon, alto, violoncelle, contrebasse, claviers divers et variés, flûte, clarinette, saxophones, trompette, harmonica, percussions (le cajón, mais aussi la batterie et des percussions orientales), etc. — nous omettons volontairement le piano, flamenco depuis les cafés cantantes et les enregistrements sur cylindres de la fin du XIXe siècle.

On peut dater l’acte de naissance de la basse flamenca par le premier enregistrement du sextet de Paco de Lucía en 1981 ("Sólo quiero caminar"). La section rythmique des "small groups" du jazz y était transposée dans le contexte flamenco par un trio guitare (Ramón de Algeciras) / percussions (Rubén Dantas) / basse (Carles Benavent). Même si ce dernier a ensuite développé une approche soliste de son instrument, notamment en trio avec Jorge Pardo et Tino Di Geraldo, ses émules se sont pour la plupart cantonnés à la fonction de soubassement rythmico-harmonique (avec éventuellement de brefs chorus) qu’il assumait dans le sextet. De sorte que l’on peut créditer Juanfe Pérez de la création définitive de la basse flamenca soliste. Le titre de son premier album, "Prohibido el toque", peut évidemment s’entendre comme une variante du célèbre "Prohibido el cante" qui sévissait (et continue parfois de...) dans les bars andalous. Mais on peut aussi l’interpréter comme une anticipation ironique de la condamnation que ne manquera pas de lui opposer la frange la plus obtuse des "puristes" : "Prohibido el toque... de bajo en el flamenco". Cette censure serait d’autant plus inepte que Juanfe Pérez applique à la basse, pour la main droite, non seulement ses techniques de jeu habituelles mais aussi celles de la guitare classique et de la guitare flamenca, qu’il a étudiées respectivement aux conservatoires Javier Perianes de Huelva et Rafael Orozco de Cordoue — l’usage d’une basse à cinq cordes facilite évidemment cette approche.

Dès la première bulería qui ouvre l’album ("Prohibido el toque" — mode flamenco sur Do#), nous avons la sensation troublante d’être à la fois en terrain familier et radicalement inouï, au plein sens du terme. Familier parce que le palo est traité de manière parfaitement canonique, façon jérézane, tant pour les cantes (Raúl de Núñez) et le cajón (Sabú Porrina) que pour les falsetas de basse "a cuerda pelá" — y compris un remate emblématique de Moraíto développé en courte falseta (1’30 à 1’35). Inouï par l’usage original de la basse pour l’accompagnement du cante : si l’on trouve bien ça et là quelques rasgueados de ponctuation, Juanfe Pérez joue surtout sur les possibilités offertes par le sustain et la saturation pour modeler le compás par des contrastes entre de longues tenues de notes ou d’accords et de brefs traits en picado incisifs à fonction de réponses ou de remates — en termes de musique ancienne, on pourrait considérer les premières comme des teneurs et les seconds comme des diminutions. A grande échelle, la réitération variée de cellules issues des falsetas irrigue avec une logique implacable les accompagnements en une conception "durchkomponiert" que l’on retrouve dans toutes les pièces incluant le cante.

La seconde bulería, instrumentale, témoigne de la diversité d’inspiration du compositeur. Nous pourrions qualifier "2O cigarritos pal pecho" (Sol majeur) de bulería gaditane-caribéenne-jazz-rock, dans la lignée des "Jazzpaña" et de certaines compositions de Gerardo Nuñez ou de Joan Albert Amargos : harmonies ouvertes et chromatismes modulants, thème propice aux remarquables chorus d’Alfonso Aroca (clavier Rhodes) et d’Enrique Rodríguez "Enriquito" (trompette), foisonnement percussif (Borja Barrueta, batterie ; José Montaña, congas ; Javier Rabadán, cajón et percussion) et coda en scat (Luis Regidor et Karina S. García), notes contre notes avec la trompette et la basse qui, par ailleurs, officie cette fois, façon Carles Benavent, en composante de la section rythmique. — Spanish Harlem y Porto Rico en la Bahía ; Tito Puente and Rubén Blades meet Juanfe Pérez...

La dernière pièce de l’album est une taranta en solo ("Plaza del Potro") dans les règles de l’art, jusque dans le choix du mode flamenco sur Fa#. Elle commence par un motif répétitif dont les sinuosités s’attardent d’abord sur le quatrième degré, Bm (anticipation de la figuration d’un cante por cartagenera) avant d’être transposées sur les autres accords de la cadence descendante A - G -F#, le premier degré étant souligné par les ligados dans les graves et les accords dissonants avec cordes à vide caractéristiques du palo. Le motif est ensuite développé sur une grille évoquant l’accompagnement d’une taranta ou d’une minera par une cadence A7 - D - D7 - G - F#, ce qui nous conduit logiquement à la paraphrase de la cartagenera del Rojo "el Alpargatero" ("Los picaros tartaneros..."), avec tercios et réponses (3’03 à 4’20). Enfin, une magnifique falseta en trémolo (4’21 à 5’50) renoue pour la coda avec le motif initial. Comme pour l’accompagnement du cante, Juanfe Pérez use en solo de toutes les ressources de la basse, jouée par une main droite flamenca (alzapúa, picado, arpèges, trémolo, etc.) : le sustain, couplé à de brefs traits staccato, permet de simuler le phrasé, et donc la longueur de souffle ("jipío") d’un cantaor ; les glissandos ascendants nous ont fait penser aux portamentos du style de Lebrija et Utrera (ou des fandangos de Lucena...) ; l’utilisation de tout l’ambitus de l’instrument éclaircit la structure tercios/réponses, tandis que l’alternance entre harmoniques cristallines et extrême grave creuse des abîmes d’expressivité en clairs-obscurs.

Cependant, l’essentiel du programme est constitué de trois suites de conceptions identiques mais de réalisations variées en fonction des affects des palos de référence : un prélude pour basse soliste commençant ad lib. et installant insensiblement le compás, suivi d’une ou deux sections avec cante. Juanfe Pérez y mobilise tous les procédés innovants que nous avons décrits pour le jeu en solo (taranta) et pour l’accompagnement du chant (première bulería). Les trois volets de "Pureza" (mode flamenco sur Ré), ("Recreación", "Tradición", "Traición") sont dédiés à la soleá. Après le prélude, les deux sous-titres "tradition" et "trahison" font allusion, non sans humour, au traitement instrumental et sonore des cantes (Matías López "el Mati") : d’abord un duo voix/basse remplaçant le duo voix/guitare pour une soleá de Triana librement inspirée du modèle mélodique attribué à Charamusco, sur fond de palmas (Roberto Jaén et Abel Harana) ; ensuite une soleá originale dont l’entrée psalmodique, les larges sauts d’intervalles et les stratifications en échos polyphoniques portent la marque d’Enrique Morente — pour la basse, les oscillations rythmiques d’une note répétée qui marquent le compás sur le premier tercio pourraient inspirer les guitaristes... Cette dernière est insérée dans un dense entrelacs instrumental (Dani Domínguez, batterie ; David Sancho, clavier ; Pablo Martín Jones, effets sonores) qui sonne à la manière de la première école de Canterbury.

Pablo Martín Jones, David Sancho et Juanfe Pérez accompagnent Rosario "la Tremendita" lors de ses concerts intitulés "Tremenda. Principio y Origen". Il n’est donc pas étonnant que la cantaora ait été invitée par le bassiste pour le diptyque "A Mommi", qu’elle a d’ailleurs inscrit au programme de ces concerts : prélude ("Duermévela") et cantiñas de Córdoba ("Mientras duermes" — Si majeur et Si mineur). Entre le temple et le cante proprement dit, Juanfe Pérez nous régale d’une longue composition (le terme falseta serait ici trop réducteur) culminant sur la paraphrase d’une célèbre falseta de Pepe Habichuela, alternant tonalité de référence et mode flamenco homonyme ((2’38 à 3’). L’accompagnement du bassiste, ou plutôt son contrechant permanent, offre au cante un merveilleux écrin.

Enfin, "Remolinos" est un autre diptyque associant un prélude ("De hojas") à deux cantes, trilla et martinete ("De tierra"). La basse soliste peint d’abord le paysage sonore d’un Orient onirique... revisité par Ry Cooder (glissandos façon bottleneck et amples effets d’écho). Après un riff acéré du bassiste sur le temple, les deux cantes (Eva Ruiz "la Lebri" et Abir el Abed) sont innervés de percussions arachnéennes (José Montaña, tabla et kanjira, tambour sur cadre ; Miguel Hiroshi, cajón et kanjira ; Daniel Navarro, zapateado) qui dissimulent d’abord savamment le compás por siguiriya, avant de l’affirmer ouvertement au début du martinete (6’58). Un superbe solo de bansuri (flûte traversière classique de l’Inde, Moisés Toscano — 4’26 à 6’50) parachève un tableau haut en couleurs.

La luxuriance sonore (y compris quelques surlignages de mandole et de oud par le bassiste) doit évidemment beaucoup à l’excellence des musiciens que nous avons cités, tous choisis judicieusement par le maître d’œuvre. Passé le premier choc provoqué par une virtuosité stupéfiante, ce sont surtout la haute tenue et la qualité d’inspiration des compositions et des arrangements de Juanfe Pérez qui feront date, en ce qu’ils concilient la rigueur de la conception et la spontanéité de l’expression et de l’émotion — il serait plus exacte d’écrire que la première est la condition indispensable à la seconde. Avec "Prohibido el toque", Juanfe Pérez a inventé un nouvel idiome instrumental flamenco. Le plus étonnant est qu’il l’ait porté à un tel niveau d’excellence dès son coup d’essai.

Un dernier conseil : préférez le disque au streaming. Outre une meilleure qualité sonore, vous y gagnerez non seulement de pouvoir lire le texte de présentation de Faustino Nuñez et les letras (populaires et Ernesto Feria Jaldón), mais aussi de bénéficier de l’exacte traduction picturale de la musique du disque par les illustrations de Karina S. García.

Claude Worms

Galerie sonore

"Plaza del Potro" (taranta)
Juanfe Pérez/Prohibido El Toque (2022)
"Mientras duermes" (cantiñas de Córdoba)
Juanfe Pérez/Prohibido El Toque (2022)
"Traición" (soleá)
Juanfe Pérez/Prohibido El Toque (2022)

"Plaza del Potro" (taranta) — composition et basse : Juanfe Pérez.

"Mientras duermes" (cantiña de Córdoba, n° 2 de la suite "A Mommi") — composition, arrangement, basse et mandole : Juanfe Pérez ; chant : Rosario "la Tremendita" ; cajón et percussions : Javier Rabadán ; palmas et jaleos : Roberto Jaén et Abel Harana.

"Traición" (soleá, n° 3 de la suite "Pureza" — composition, arrangement, basse et mandole : Juanfe Pérez ; chant : Matías López "el Mati" ; claviers, David Sancho ; cajón et percussions : Javier Rabadán ; batterie : Dani Domínguez ; effets sonores : Pablo Martín Jones ; palmas et jaleos : Roberto Jaén et Abel Harana.


"Plaza del Potro" (taranta)
"Mientras duermes" (cantiñas de Córdoba)
"Traición" (soleá)




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