José Luis Pastor : "Vade Mecum"

dimanche 4 décembre 2022 par Claude Worms

José Luis Pastor : "Vade Mecum. A millennium of guitars" — un CD Contrastes Records, 2022 (livret de John Grifftihs, espagnol et anglais).

Nous soutenons depuis longtemps que le flamenco est la dernière résurgence en date d’une tradition ibérique séculaire d’allers-retours de répertoires d’airs à danser et de chansons entre artistes "populaires" et "savants". Si cette hypothèse est probable pour le chant et la danse, elle est surtout solidement étayée pour la guitare par les travaux de musicologues tels Eusebio Rioja, Norberto Torres Cortés ou Guillermo Castro Buendía, pour les quatre derniers siècles, du baroque à la période contemporaine en passant par le romantisme et le nationalisme du XIXe siècle. José Luis Pastor est à la fois concertiste et musicologue, professeur de guitare classique aux Conservatoires de Nerva (Huelva) puis de Séville, directeur artistique du Festival de Música Antigua “Castillo de Aracena” et de l’ensemble de musique médiévale "Axabeba" et spécialiste mondialement reconnu de la musique ancienne pour instruments à cordes pincées (laúd, vihuela, etc.).

Cependant, son propos n’est pas d’étudier spécifiquement ce qu’il est convenu de nommer la guitare "préflamenca", même si le toque est dûment représenté par une taranta "por derecho". Comme son titre l’indique, l’album "Vade Mecum. A millennium of guitars" et les conférences-concerts de programmes similaires sont le bilan de trente ans d’études sur la généalogie et l’évolution organologiques et musicales de la vaste famille des guitares. En douze étapes, de la guitare médiévale à la guitare électrique, José Luis Pastor nous offre un festin de sonorités souvent oubliées et conjugue avec maîtrise et un rare talent la musicalité et la pédagogie.

De gauche à droite : guitare médiévale / vihuela de rueda, vièle à roue — proche de l’organistrum et de la chifonie, mais avec touche et non tirettes ou clavier / vihuela de péñola — guitare latine

Les quatre premières pièces nous plongent dans le bas Moyen-Age, les XIIIe et XIVe siècles pour le répertoire, et sans doute plus avant pour les instruments. Il s’agit là de la partie la plus épineuse (voire aventureuse) de l’entreprise, mais aussi de la plus novatrice. Les seules certitudes pour ces temps reculés concernent la distinction entre les laúds (luths) à fond bombé, d’origine orientale et les vihuelas (vièles) à fond plat, d’origine occidentale et, pour ces dernières, entre vihuelas de mano (à cordes pincées) et vihuelas de arco (à cordes frottées). Pour l’organologie et les techniques de jeu, du fait de la rareté des exemplaires conservés (le savant livret de John Griffiths mentionne une guiterne de Hans Hott construite à Nuremberg vers 1450 et une citole — ancêtre du cistre — anonyme datée de 1280/1320 conservée au British Museum), force est de recourir à l’iconographie (fresques, peintures, miniatures et sculptures) et aux descriptions des œuvres littéraires, avec précaution : les codes stylistiques et symboliques peuvent entraîner des déformations volontaires et des associations artificielles. Pour ce disque, la vihuela de peñola (jouée avec une plectre) a été construite d’après une illustration des Cantigas de Santa María — milieu du XIIIe siècle ; la citole d’après une fresque du portail de la Collégiale Santa María la Mayor de Toro (Zamora) — XIIe/XIIIe siècle ; la guitare médiévale d’après une peinture de Simone Martini — XIVe siècle ; la vièle à roue d’après une fresque de l’église San Esteban de Sos del Rey Católico (Aragon) — XIIIe siècle.

La transmission orale du répertoire instrumental explique la quasi absence de sources écrites, d’autant que seule la musique vocale est considérée comme noble. On sait cependant par les chroniques que l’instrumentarium médiéval était très riche. On y distinguait les instruments ’hauts" (de grande puissance sonore), destinés aux festivités de plein air, et les instruments "bas" (donc les cordes frottées et pincées) plutôt en usage pour la musique de cour. Ils étaient utilisés pour les danses (estampies, caroles, branles) et l’accompagnement du chant — l’iconographie atteste que les troubadours, trouvères et minnesänger étaient aussi instrumentistes. Certains romans à inserts musicaux du XIIIe siècle sont de véritables recueils de chansons et fournissent des informations sur la manière de chanter et de jouer les instruments d’accompagnement, parfois même sur leur accord. On ignore cependant si les instruments jouaient à l’unisson de la voix ou en teneur, préludes, intermèdes et postludes. L’hypothèse la plus probable pour les compositions monodiques (lais, virelais, rondeaux, ballades) est que les instrumentistes improvisaient des paraphrases ornées des mélodies. Pour les compositions polyphoniques (motets), des voix sont exécutées par des instruments dès les XIIe/XIIIe siècles. La fréquente absence de textes des caudae qui liaient les conduits à l’église laisse supposer que certains étaient instrumentaux — une pièce intitulée explicitement "In saeculum vielllatoris" (manuscrit de Bamberg , vers 1300) en est peut-être un témoignage.

Dans ces conditions, aucune tentative de reconstitution des musiques instrumentales médiévales, même limitées à leurs derniers siècles, ne saurait prétendre à une quelconque authenticité textuelle, ou même à une interprétation "historiquement informée" au sens où l’entendent les spécialistes de la musique baroque. Par contre, il est possible de se baser sur des mélodies notées et compilées à tel ou tel siècle pour élaborer des gloses, selon la pratique contemporaine attestée, mais sans certitudes quant aux techniques de jeu et de réalisation. Les "puristes", qui ne manquent pas plus en ce domaine que pour le flamenco, pourraient certes en prendre ombrage. Pour notre part, nous préférons nous réjouir de la liberté laissée aux musiciens par des informations très lacunaires. Tout est alors affaire de talent, de créativité et, bien sûr, de virtuosité. José Luis Pastor n’en manque pas : pour situer la qualité de son travail, écrivons qu’il est aux cordes pincées médiévales ce que Carlos Memelsdorff est aux flûtes (cf. l’album d’"D’amor ragionando. Ballate neostilnoviste in Italia 1380-1415", Ensemble Mala Punica, direction Carlos Memelsdorff — Arcana, 1992), avec cette difficulté supplémentaire qu’il a opté pour le jeu en solo, dont on ne sait s’il était monnaie courante à l’époque malgré quelques rares indices : selon Johannes de Grocheo, "un bon artiste joue à la vièle n’importe quel cantus" (cité par Anne Ibos-Augé, revue Diapason, n° 717, décembre 2022). . Les pièces sont judicieusement choisies pour mettre en valeur les caractéristiques de chaque instrument (timbre, tessiture, battements rythmiques, jeu monodique ou polyphonique) et dressent un bref mais éclairant panorama des recueils disponibles pour les XIIIe et XIVe siècles : Cantigas de amigo de Martín Codax (vièle à roue, gloses sur bourdon — pour les motets, cet instrument, comme l’organistrum ou la chifonie, pouvait également être utilisé pour jouer les teneurs en notes longues sur lesquelles on improvisait des parties vocales mélismatiques) et Cantigas de Santa María d’Alphonse X "le Sage" (citole, cantiga exposée ad lib. puis glosée sous forme de danse selon sa notation originale ternaire) pour le XIIIe siècle (compilation du début du XIVe siècle de pièces du XIIIe pour les Cantigas de amigo) ; Codex de Las Huelgas (vihuela de peñola, motet à deux voix) et Libre Vermell de Monserra (guitare médiévale, arrangement à trois voix, permis par les quatre chœurs, ou ordres — órdenes, cordes doubles — de l’instrument) pour le XIVe siècle.

Avec le développement de la musique instrumentale pendant la Renaissance, toujours essentiellement des transcriptions et des variations ("diferencias") sur des airs à danser et des chansons auxquelles s’ajoutent des préludes improvisés, tels les tientos et les ricercare, et des fantasies (surtout des tablatures pour claviers, aisément transposables pour la guitare et la vihuela de mano), nous disposons d’informations et de partitions beaucoup plus précises qui viennent s’ajouter à une iconographie toujours plus abondante. Les "faiseurs" d’instruments (les termes "facteur", d’abord réservé à la fabrication des orgues et "luthier" n’apparaissent qu’au cours du XVIIe siècle) sont organisés en guildes et corporations indépendantes ou affiliées à celles des musiciens ou d’artisans travaillant les mêmes matériaux (ébénistes pour les vihuelas de mano et de arco). Si les exemplaires qui nous sont parvenus restent rares, les inventaires des collections et autres "cabinets de curiosités" princiers fournissent des descriptions détaillées des techniques de facture et des bois utilisés. On passe ainsi des instruments monoxyles médiévaux (un seule pièce de bois creusée et sculptée pour la caisse et le manche) à des instruments chantournés, puis assemblés. Des traités sont consacrés à la fois à la description des instruments, aux techniques de jeu, à la théorie musicale et aux procédés d’élaboration des variations (contrepoint, diminution, ornementation, etc.) — pour l’Espagne, outre les recueils de sept compositeurs-vihuelistes publiés entre 1536 et 1564 (Esteban Daza, Miguel de Fuenllana, Luis Milán, Alonso Mudarra, Luis de Narváez, Diego Pisador, Enríquez de Valderrábano) auxquels il convient d’ajouter ceux de Venegas de Henestrosa et d’Antonio de Cabezón, conçus pour les claviers mais utilisables d’après leurs titres pour la harpe et la vihuela (respectivement, 1557 et 1578), les deux principaux sont ceux de Fray Juan Bermudo ("Declaración de instrumentos musicales", Osuna, 1555) et de Tomás de Santa María ("Arte de tañer Fantasia, para Tecla como para Vihuela", Valladolid, 1565). Pour l’album, José Luis Pastor a choisi deux pièces célèbres, une "pavana y glosas" d’Alonso Mudarra (guitare renaissance à quatre chœurs) et les diferencias sur "Guárdame las vacas" de Luis de Narvaéz (vihuela à six chœurs), toute deux basées sur la basse de la romanesca — ce qui illustre la proximité des répertoires de la guitare renaissance, particulièrement prisée en France, pour la première et de la vihuela, spécifiquement espagnole, pour la seconde.

Avec le XVIIe siècle, nous entrons dans un territoire beaucoup plus connu et fréquenté : guitare baroque (cinq chœurs), guitare romantique à six cordes simples (après une période d’incertitudes : cinq ou six chœurs, cinq ou six cordes simples — il existe des compositions pour toutes ces variantes) puis guitares classique et flamenca telles que nous les connaissons depuis les innovations d’Antonio de Torres à partir de milieu du XIXe siècle. En Espagne, la guitare baroque supplante définitivement la vihuela, sans doute parce qu’elle est comme elle apte au jeu polyphonique mais permet aussi un jeu monodique brillant, des arpèges dissonants par l’attaque de notes conjointes sur plusieurs cordes contigües ("campanella") et des battements d’accords (rasgueados). Le répertoire est surtout constitué de variations sur des danses dont le rythme comporte souvent des hémioles, organisées ou non en suites. L’instrument est encore plus en vogue en France et en Italie qu’en Espagne : François Campion, Antoine Carré, François Le Cocq, Francesco Corbetta (italien, mais établi en France), Nicolas Desrosiers, Henri Grenerin, Louis Jourdan de La Salle, Rémy Médard et Robert de Visée en France ; Giovanni Paolo Foscarini, Giovanni Battista Granata, Girolamo Montesardo et Ludovico Roncalli en Italie ; Francisco Guerau, Santiago de Murcia et Gaspar Sanz en Espagne. Sans doute par souci pédagogique, José Luis Pastor illustre ces instruments par des pièces très connues — nous y perdons cependant l’opportunité de quelques découvertes : "Canarios" de Gaspar Sanz, "Variations sur un thème de Haendel" de Mauro Giuliani (en l’occurrence, le thème du dernier mouvement de la cinquième suite pour clavecin), seule incursion du programme en terres non hispaniques, et une transcription d’"Asturias" d’Isaac Albéniz. Ces deux dernières pièces résument les grandes tendances stylistiques de la littérature pour guitare classique du XIXe siècle. D’abord, pour la guitare romantique, la multitude des "variations sur..." propres à mettre en valeur les nouvelles possibilités virtuoses de l’instrument. Avec le piano, il fut pour cette raison l’une des vedettes des salons, notamment parisiens — pour la carrière de la plupart des guitaristes-compositeurs de l’époque, Paris était une étape obligée (parmi tant d’autres, Fernando Sor, Dionisio Aguado, Trinidad Huerta, Matteo Carcassi, Mauro Giuliani ou Luigi Legnani en sont des exemples bien connus). "Asturias" illustre l’influence de la guitare populaire ("préflamenca") sur l’école nationaliste espagnole. Cette composition pour piano, d’abord prélude des "Chants d’Espagne opus 232 (1896-1897), fut ajoutée postérieurement par les éditeurs aux quatre pièces qui formaient originellement la "Suite espagnole" opus 47 (1886-1893) — peut-être aurait-il été plus éclairant de choisir une œuvre d’un compositeur-guitariste, Julián Arcas, Juan Parga ou Tomás Damas par exemple.

Enfin, l’épilogue nous conduit outre-Atlantique, d’abord avec un arrangement pour guitare acoustique (folk à pan coupé) d’une chanson d’Antonio Vega (ex Nacha Pop), "El sitio de mi recreo", puis avec une composition originale pour guitare électrique, "Atrám (Invocación & danza)", dont la seconde partie explore les ressources offertes par l’amplification (sustain, saturation, etc.).

On ne peut bien sûr qu’admirer la performance du multi-instrumentiste — douze guitares ou instruments apparentés, une première mondiale. Mais nous préférons retenir de "Vade Mecum. A millennium of guitars" son constant agrément d’écoute et son intérêt historique, pédagogique et musical, qui rend contemporaines à nos oreilles des pièces représentatives d’un répertoire séculaire. Comme ce disque, les conférences-concerts de José Luis Pastor devraient être accueillies dans tous les conservatoires de France et de Navarre.

Claude Worms

Galerie sonore

Nous avons choisi à dessein les trois premières plages de l’album, pour vous laisser le plaisir de découvrir les épisodes suivants.

"Non orphanum et gaudebit" (Codex de Las Huelgas)
"Ai ondas" (Cantiga de amigo de Martín Códax)
Cantiga se Santa María (n° 42)

José Luis Pastor : "Non orphanum et gaudebit" (Codex de Las Huelgas) — vihuela de céstola.

José Luis Pastor : "Ai ondas" (Cantiga de amigo de Martín Códax) — organistrum.

José Luis Pastor : Cantiga de Santa María"(n° 42) — citole.


José Luis Pastor : "La guitarra en la historia" — conférence-concert, Fundación Casa Medina Sidonia, Sanlúcar de Barrameda, 2019 — Costa Noroeste Televisión


Cantiga se Santa María (n° 42)
"Ai ondas" (Cantiga de amigo de Martín Códax)
"Non orphanum et gaudebit" (Codex de Las Huelgas)




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