Olivier Deck : "Rafael Riqueni. Une guitare de cristal"

mardi 15 novembre 2022 par Claude Worms

Olivier Deck : "Rafael Riqueni. Une guitare de cristal.", suivi de "Séville, aparté. Portrait d’une cité-muse". Photographie et textes en français d’Olivier Deck, 159 pages — Biarritz, Éditions Contrejour, 2022.

A propos de l’influence de l’œuvre d’Isaac Albéniz sur ses compositions, Rafael Riqueni déclare qu’il "lui a fait ’voir l’Espagne avec de nouvelles oreilles’." (cité par l’auteur, page 27). De même pourrait-on écrire que les photographies d’Olivier Deck nous font écouter la musique du compositeur-guitariste avec de nouveaux yeux, en noir et blanc et mille nuances de lumière, d’ombre et de clair-obscur. "Rafael Riqueni. Une guitare de cristal" est un objet éditorial singulier, dont on ne sait s’il doit être qualifié d’essai illustré ou de recueil de photographies commenté, tant la qualité littéraire du texte modifie notre regard et tant l’émotion esthétique qui irradie des images impacte notre lecture.

L’auteur nous en prévient : "Il ne sera ici d’aucune manière question de certitude. Encore moins de biographie ou de flamencologie. Laissons le savoir à ceux qui savent. Ici, tout est vrai, tout est faux, tout est vécu, tout est rêvé, vécu-rêvé, rêvé-vécu." (page 5). Seule approche possible par l’écriture textuelle et plastique du flamenco qui, selon Olivier Deck, "[...] envahit tout l’espace de l’oxymore. Il est affaire d’imitation et de contraires, de centre et de marges, d’ouverture et de limites, d’apatridie et de frontières, de respact et de transgression, d’appartenance et de liberté... donc de connaissance vraie [...] Celui qui sait, sait (’El que sabe, sabe’). Point. Il sait quoi ? Il sait ! Et il n’a que faire de savoir ce qu’il sait. Il n’a même que faire de savoir qu’il sait." (page 9). Olivier Deck "sait" aussi, il sait surtout que ses sujets, Rafael Riqueni et Séville — et, à travers eux, le flamenco, la musique, la guitare, le chant, la danse et lui-même) sont aussi insaisissables que prégnants. Aussi est-il prudent de ne pas prétendre les fixer sur la pellicule ou sur la page blanche : "La photographie que j’évoque ici, considérée comme expression de la Poésie — l’emploi de la majuscule veut nommer le poétique en amont de toute forme d’expression —, ne consiste cependant pas à imposer une vision. Elle exprime le souffle de la liberté, celle de penser, de douter, de rêver, d’être soi. [...] Or elle est aussi, en tant qu’écriture, jumelle de l’art poétique littéraire lui-même qui, s’il s’écrit avec les mots, par le jeu qu’il en fait affranchit son lecteur de la contrainte du sens, à tout le moins le déroute et l’invite à se questionner sur ce dernier ou à le réinventer pour son propre compte. Aussi, qu’on me laisse considérer celui qui regarde une photographie comme un lecteur, puisque la photographie est une écriture." (page 107).

Où l’on voit que le livre d’Olivier Deck n’est ni un essai ni en recueil de photographies, mais un poème en prose et en images. L’art poétique photographique est donc introspectif, "une intense pratique de la solitude". (page 108). Une conception proustienne qui convie chaque lecteur à y chercher sa propre vision, ses propres affects, non ceux du photographe : "Mais pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à mon livre, et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux-mêmes, mon livre n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l’opticien de Combray ; mon livre, grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes. De sorte que je ne leur demanderais pas de me louer ou de me dénigrer, mais seulement de me dire si c’est bien cela, si les mots qu’ils lisent en eux-mêmes sont bien ceux que j’ai écrits." (Marcel Proust. A la recherche du temps perdu. Paris Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989 — tome IV, page 610).

Comme la main du guitariste caresse fermement l’étui de sa guitare, l’instrument dont il extrait en une quête sans fin des trésors musicaux encore inconnus, Olivier Deck interroge les "états d’être" page 106) de ses sujets — et ce qu’ils "déclenchent" en lui — en effleurements modulant les distances, les cadrages, les nuances d’ombre et de lumière, etc. — ce qu’il nomme lui-même la "danse" du photographe : "L’errance est essentielle à ma photographie. Le déplacement. La recherche inlassable de points de vue." (page 108).

Le style de l’écrivain est analogue à celui du photographe. Il préfère les enchâssements de verbes ou de substantifs, la multiplication des "points de vue", aux descriptions naturalistes : "Mon flamenco ressemble à tous les flamencos et ne ressemble qu’à lui-même. Une affaire de transe, d’émotion, d’obsession, de variations infinies sur des thèmes éternels, de surgissement, d’apparition, de fulgurance, d’amalgame, d’illumination, de normes et de désobéissance, de vérité et de fable, de respect et d’irrespect, de tradition et d’invention, de savoir et d’inspiration, de probité et de chapardage, de joie et de souffrance." (pages11 et 12) / "Ni journaliste, ni reporter, je m’intéresse non à ce qui se passe, à l’événement, mais à ce qui est. L’intemporalité, la lenteur, l’immuable, l’harmonie, la nostalgie, la douceur, l’émotion... c’est là ma palette. [...] Moi j’aime la brume, la pluie, l’épure, la pénombre, le silence, la solitude, la discrétion... [...]" (pages 110 et 111).

A l’inverse, l’aphorisme peut aussi cerner au plus près, par le mot et l’image, l’impalpable, l’imperceptible, l’insondable, le fluide, l’impénétrable (essayons-nous, maladroitement, au même exercice de style...) : "Le cante est un chant dans Le Chant. Et la guitare de Rafael Riqueni del Canto est dotée de six cordes vocales." (page 42). Ou encore la musicologie dans ce qu’elle a de plus difficile, la description précise d’un style sans analyses techniques arides : "Au point où j’en suis arrivé, en quelque sorte ’foutu pour foutu’, je ne cours plus grand risque à proposer trois apports décisifs, trois cadeaux que Rafael Riqueni fait à la tradition, à ce flamenco qui est toute sa vie, et qu’il marque de son empreinte sous nos yeux, ou plutôt sous nos ouïes : la légèreté, la lenteur et le silence." (page 92). Nous vous laissons le plaisir de découvrir le sens que l’auteur donne à ces trois termes, et comment "de la légèreté à la lenteur il n’y a qu’un pas, et de la lenteur au silence, guère d’avantage ". (page 93). Certaines photographies, portraits du musicien ou silhouette crépusculaire et solitaire à Séville, nous donnent à entendre cette lenteur — "[...], une approche de l’immobile, du vide au sens oriental, du vertige." (page 93) — et ce silence, "cette absence de son qui n’est pas plus silencieuse que le vide est vide". (page 94).

Le texte consacré à Rafael Riqueni est construit à l’image d’un toque soliste dans sa conception traditionnelle : un fil conducteur constitué de la réitération des codes d’un palo (paseos, llamadas, etc.), ici figurés par la récurrence des oxymores flamencos, d’où émergent des "falsetas" (chapitres thématiques) en assemblages modulaires, non sans remates pour les codas. Peut-être faut-t-il y voir une appréhension du temps littéraire similaire à celle du temps musical par un tocaor. C’est qu’Olivier Deck est également guitariste, et flamenco. Aussi s’attache-t-il minutieusement à l’instrument ("De la guitare", page 33 à 36), cet "orchestre intime" (pages21 à 26), à la (aux) sonorité(s), à la main droite et aux ongles (pages 39 à 42). "Muni d’une lampe de mineur, j’entrai dans la guitare de Rafael Riqueni, par la rosace." (page 21). L’auteur y découvre, par strates successives de proximité esthétique et affective, les pupitres de musiciens qui hantent les compositions de Rafael Riqueni : Paco de Lucía, Manolo Sanlúcar, Sabicas, Niño Ricardo, Ramón Montoya et Miguel Borrull ; Enrique Granados, Isaac Albéniz, Manuel de Falla, Joaquín Rodrigo et Joaquín Turina ; Francisco Tárrega, Heitor Villa Lobos, Andrés Segovia, Olivier Messiaen et Astor Piazzola ; d’autres hôtes moins attendus, de Charlie Parker, Stan Getz ou Miles Davis à Antonio Vivaldi, Edouard Grieg, Igor Stravinsky, Vincenzo Bellini, Claude Debussy et Franz Schubert, en passant par... Mississipi John Hurt ou Memphis Minnie ; sans oublier deux figures tutélaires, Johann Sebastian Bach et Wolfgang Amadeus Mozart et, souvenirs d’enfance, la copla.

Malgré son avertissement liminaire, l’auteur sacrifie parfois à la biographie, voire à la "flamencologie", ou au moins à l’histoire du flamenco, vue sous l’angle de ses métissages syncrétiques permanents, de la tension entre "racines" (pages 61 à 65) et liberté créatrice ("L’enracinement vagabond", page 88). Nous apprenons ainsi tout ce qu’il faut savoir d’Enrique Granados ou de la dynastie Borrull pour mieux comprendre la musique de Rafael Riqueni ; et comment (surtout pas pourquoi) le flamenco et la guitare ("Être, flamenco", pages 9 à 14), et Séville ("A Rafael Riqueni", page 105 à 113) se sont emparés d’Olivier Deck pour mieux épouser le rythme de ses mots et de ses images. De la vie de Rafael Riqueni, nous ne saurons que l’essentiel : son apprentissage, les grands œuvres de sa production discographique, sa descente aux enfers (le suicide du père, la dépression, la drogue, la rue, l’hôpital psychiatrique, la prison) et sa résurrection grâce au dévouement de son ami et imprésario, Paco Bech, et à celui d’artistes qui l’aiment et l’admirent, au premier rang desquels Enrique Morente et Rocío Molina. Tous ces épisodes sont évoqués pudiquement et soigneusement contextualisés. Séville est naturellement intimement liée à l’œuvre de Rafael Riqueni — d’où le "Suivi de : Séville, aparté. Portrait d’une cité-muse". Olivier Deck ne photographie pas la ville mitraillée de selfies, mais celle où, "envers et contre tout, quelque chose y résiste, reste vrai, profond, émouvant, incroyablement stimulant" (page 109) ; "[...] tout ce qui marque l’instant de repos, de méditation, de régal, de doute, d’ivresse. Et la peau de la ville, les textures, les murs, les parois [...]" (pages 111 et 112). Aussi les images sévillanes de l’auteur dialoguent-elles avec les œuvres de Rafael Riqueni, de l’abstraction géométrique ("Farruca Bachiana", 2021) au baroque churriguéresque en forme de nature morte d’un étal de marché sous la protection de la Virgen de la Macarena (Manuel Font de Anta : "Amarguras" — arrangement de Rafael Riqueni, 2015).

Revenons à Marcel Proust : "Rien qu’un moment du passé ? Beaucoup plus, peut-être ; quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu’eux deux. Tant de fois, au cours de ma vie, la réalité m’avait déçu parce qu’au moment où je la percevais mon imagination, qui était mon seul organe pour jouir de la beauté, ne pouvait s’appliquer à elle, en vertu de la loi inévitable qui veut qu’on ne puisse imaginer que ce qui est absent. Et voici que soudain l’effet de cette dure loi s’était trouvé neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de la nature, qui avait fait miroiter une sensation — bruit de la fourchette et du marteau, même titre de livre, etc. — à la fois dans le passé, ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent où l’ébranlement effectif de mes sens par le bruit, le contact du linge, etc. avait ajouté aux rêves de l’imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l’idée d’existence — et grâce à ce subterfuge avait permis à mon être d’obtenir, d’isoler, d’immobiliser —la durée d’un éclair — ce qu’il n’appréhende jamais : un peu de temps à l’état pur." (A la recherche du temps perdu — ibid., pages 450 et 451). De manière analogue, les photographies de ce livre sont, à l’état pur, un peu du temps retrouvé de Rafael Riqueni, de Séville et d’Olivier Deck.

Claude Worms

Photos : Olivier Deck

Rappel : partitions d’œuvres de Rafael Riqueni disponibles sur Flamencoweb :

Quatre pièces extraites de l’album "Parque de María Luisa"

"El Veleta" (granaína)

"A golpe de mostrador" (bulerías por soleá)

"Aires de Sevilla" (sevillanas)

"Farruca Bachiana"

"Amarguras" (d’après Manuel Font de Anta)

"Cogiendo rosas"





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