David Coria : "De lo humano"

vendredi 16 septembre 2022 par Claude Worms

David Coria : "De lo humano"

Séville, Teatro Central, 14 septembre 2022.

David Coria : "De lo humano"

Séville, Teatro Central, 14 septembre 2022

Danse, chorégraphie et mise en scène : David Coria

Chant : David Lagos, Tomás de Perrate et Pepe de Pura

Saxophones ténor et soprano : Juan M. Jiménez

Espace sonore : Daniel Muñoz "Artomático"

Lumière : Gloria Montesinos

Son : Chipi Cacheda

Deux œuvres de Jean-Michel Folon

Désespérant de pouvoir rendre compte un tant soit peu décemment de la beauté de "De lo humano", nous cherchons refuge dans quelque correspondance beaudelairienne : plongez vous dans l’univers de Jean-Michel Folon, et vous pénétrerez dans celui de David Coria — légèreté grave et intensité songeuse (Theodor Sturgeon). Vous serez ainsi heureusement dispensés de lire la suite de cette chronique : la danse et la musique — dans ce spectacle c’est tout un —, à ce niveau d’élévation poétique, "sans rien en (elles) qui pèsent ou qui pose (passons de Beaudelaire à Verlaine), sont rigoureusement indescriptibles.

Work in progress, (très tendance…) la pièce que nous avons vue et écoutée sera achevée en 2023, développée avec la participation d’autres danseuses et danseurs et rebaptisée "Los bailes robados" — sans doute volés à l’imagination fertile du créateur. Dans son état actuel, il s’agit d’un monologue-méditation sur la fragilité de l’être humain (pas de changements de costumes, David Coria danse en pantalon et torse nu), qui alterne, sans accents pessimistes ou tragiques, "lo rudo y lo sensible y donde cohabitan la violencia con la caricia y el gesto más frágil, todo eso que somos" (David Coria).

Pour seul décor, nimbés de lumières jouant sur le chaud et le froid mais jamais agressives (Gloria Montesinos), des piquets flexibles jonchent le sol, ondulent, produisent éventuellement une presque-musique tintinnabulante (première scène) ou, suspendus rigidement aux cintres, se métamorphosent en herse menaçante — pas d’inquiétude cependant, il suffit de quelques pas de côté d’une grâce ineffable pour leur échapper. David Coria ne danse donc pas vraiment seul, mais avec ces dizaines de partenaires-objets qui peuvent figurer une forêt ou un labyrinthe foisonnant, symboliser les limites de l’humaine condition… peu importe. L’important est qu’ils dessinent un espace scénique mouvant que le danseur habite avec une présence confondante, et qu’il commence par explorer à ses risques et périls sur fond de boucles d’une gaita gastoreña (cornemuse andalouse — Juan M. Jiménez) qui soulignent sa solitude. Quand le danseur échappe par instants à ce foisonnement branchu, c’est pour être prisonnier d’une planchette de quelques décimètres carrés. Nous avons découvert à cette occasion que le zapateado (sur place, à une vitesse stupéfiante) peut aussi parler, au point que nous avions presque l’impression de le comprendre. Toute cette séquence est admirablement dansée, le corps de David Coria se dédoublant entre résistance et gaucherie (torse absolument raide) et jubilation de la découverte et du mouvement (pieds, jambes et bras). Elle s’achève par l’appel à l’aide de bulerías por soleá ("¡ Amparo por Dios, amparo… !" chantées en mano a mano par David Lagos et Pepe de Pura...

… C’est que l"humano" n’est pas au bout de ses peines. Une rampe inclinée l’attend en fond de scène, qu’il tente vainement d’escalader à plusieurs reprises (Sisyphe…) avant d’en venir à bout et de gagner enfin la terre promise, en l’occurrence le plateau auquel elle conduit. L’argument scénique peut sembler anodin, mais il est magnifié par le talent de mime de David Coria, que nous avons découvert là et qui s’avère aussi remarquable que son art de la danse et de la chorégraphie : il passe de l’un à l’autre avec la même aisance qu’un chanteur lyrique du récitatif à l’aria. Ses tentatives sont interrompues par l’épisode de la herse, qu’il convient cependant de ne pas trop prendre au tragique, pas plus que les siguiriyas de Tomás de Perrate, bien qu’elles traitent de solitude ("Manuela de mi alma, yo no tengo carta…") — c’est du moins ce dont semblent nous avertir les variations sur la llamada, à la fois menaçantes et volontairement goguenardes, du saxophone ténor.

Dans ces circonstances, il convient de mettre la nature de son côté, voire de pactiser avec le ciel. Après avoir contemplé des fusées de papier planer au-dessus de lui (c’est à cet instant que nous avons pensé à Folon), le danseur tresse les piquets en gerbes de blé, et se coiffe de leurs tiges comme d’un chapeau. L’heure est clairement venue d’une fiesta de verdiales et de leurs équivalents onubenses, réjouissances hautement païennes célébrant les récoltes, et prétextes à une bacchanale chorégraphique, à une orgie de fandangos à trois voix et à une bamboche de fandangos "paraos" d’Alosno joués à la flûte. "Sirynx" ou "Après-midi d’un faune" debussystes, David Coria arbore sur sa nuque un masque blanc d’Arlequin, ou de clown triste. Sa maîtrise corporelle est telle qu’alors qu’il est de dos, nous jurerions voir le personnage masqué de face. Troublante impression : le danseur est à la fois un faune et, quand il se retourne, un être humain (Janus...). Le calme revenu, il ramasse quelques fusées de papier, les lance son tour et médite paisiblement. Fin du premier épisode.

Pour la musique, le chorégraphe a fait appel aux mêmes artistes que pour "¡ Fandango !" , auxquels le lie une durable complicité. C’est dire qu’il ne s’agit plus d’accompagnateurs, mais de musiciens-danseurs, comme lui-même est danseur-musicien. Seul l’effectif vocal a été renforcé, Tomás de Perrate et Pepe de Pura s’adjoignant à David Lagos. La diversité de leurs registres (trois bons octaves entre l’extrême grave de Tomás et l’extrême aigu de David), et plus encore celle de leur style vocal (respectivement : puissance, brillance et délicatesse) génèrent des polyphonies à deux et trois voix de toute beauté, et quelques échanges franchement humoristiques. Les instruments à vent de Juan M. Jiménez et l’instrumentarium électronique de Daniel Muñoz "Artomático" font oublier l’absence de guitare. Loin des "bases" tonitruantes habituelles, Artomático use des effets électroniques en fin coloriste (cf. son album "ElectroFlamenco", 2015), au point qu’on les oublie souvent tant ils s’immiscent adroitement dans les textures sonores — présence imperceptible mais déterminante, qui émerge parfois en soliste, par exemple pour une ritournelle minimaliste si cristalline qu’elle semble jouée par un célesta, en prélude à la scène des fandangos.

"La danse est union, union de l’homme avec l’homme, de l’homme avec le cosmos, de l’homme avec Dieu. […] Et puis danser c’est parler le langage des animaux, communiquer avec les pierres, comprendre le chant de la mer, le souffle du vent, découvrir avec les étoiles, s’approcher du trône même de l’existence. C’est transcender totalement notre pauvre condition humaine pour participer intégralement à la vie profonde du cosmos." A la fin de "De lo humano", ce texte de Maurice Béjart est diffusé off, en français, tandis qu’en bord de scène, David Coria tend les bras pour nous en faire l’offrande muette. On ne saurait en effet trouver meilleure définition de son art. Il est également un peu sorcier, sinon, il ne danserait pas de cette manière : il peut ainsi vous rendre heureux et vous protéger durablement des intempéries et autres cataclysmes qui s’abattent ces derniers temps sur les "humanos" et tous les êtres vivants, animaux et végétaux, qu’il chante silencieusement.

Claude Worms

Photos : Archivo fotográfico Bienal de Flamenco / Claudia Ruiz Caro





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