Mayte Martín et José Gálvez : "Flamenco íntimo"

lundi 22 août 2022 par Claude Worms

Mayte Martín : "Flamenco íntimo"

Festival "La Caña Flamenca" / Almuñécar, Auditorium El Majuelo, 20 août 2022

Composition et chant : Mayte Martín / Guitare : José Gálvez / Son : Álvaro Mata

Au fil des ses éditions annuelles, le festival "La Caña Flamenca" s’affirme comme l’un des événements flamencos majeurs de la "côte tropicale" de Grenade et, au-delà, de l’Andalousie orientale. On en jugera par la programmation de cette année, qui a débuté le 11 juin dernier à Vélez de Benaudalla (Juan Habichuela Nieto et La Pitita) et s’achèvera le 27 août prochain à Albuñol / La Rabita (Zambra del Sacromonte de Curro Albaicin) : pas moins de douze spectacles répartis sur neuf localités de la province. Nous ne pouvons que féliciter la direction du festival, qui prend grand soin de veiller à la qualité musicale et à la diversité stylistique des concerts, d’un hommage à Bambino (Torrenueva Costa, 9 juillet) au récital de cante "classique" de Mayte Martín (Almuñécar, 20 août), en passant par La Marí de "Chambao" (Torrenueva Costa, 13 août). Si les invités prestigieux n’ont pas manqué (Marina Heredia, Almuñécar, 19 juillet ; David Palomar, Castell de Ferro, 29 juillet ; Israel Fernández et Diego del Morao, Almuñécar, 6 août ; Soleá Morente, Salobreña, 19 août), on aura aussi eu l’occasion de découvrir des artistes prometteurs, tels José Fermín Fernández (guitariste), Miguelón de Jerez (cantaor) et Andrea Anguera (bailaora) (Lentejí, 7 août), le groupe de sevillanas "Aires de Marisma" (Sorvilán / Melicena, 19 août), et Triana "la Canela" (bailaora) (Albondón, 20 août).

Nous n’avons malheureusement pu assister qu’au concert de Mayte Martín, mais il valait bien à lui seul le voyage depuis Paris : ravissement permanent pendant plus d’une heure et demie et sept longues séries de cantes miraculeuses. Proposer un "flamenco intime" dans le cadre d’un auditorium de plein air pouvait sembler à priori une gageure. Mais, dès le premier temple qui préludait à la taranta de Fernando "el de Triana" ("Eres hermosa, eres guapa y Dios te guarde…"), l’affaire était entendue grâce, naturellement, au duo Mayte Martín / José Gálvez, mais aussi à la réalisation sonore impeccable d’Álvaro Mata et à un public particulièrement respectueux et connaisseur. Un peu plus tard, la rondeña de Rafael Romero ("A esa liebre no tirarle…"), transfigurée en chef d’œuvre de frémissante intériorité, ou le temple des soleares (une composition à part entière) semblaient en effet des confidences adressées exclusivement à chacun(e) d’entre nous.

Depuis 2015, nous avons eu le privilège de suivre la quête d’intégrité flamenca de Mayte Martín : "Por los muertos del cante" (avec José Luis Montón, Juan Ramón Caro et Chico Fargas — Nîmes, 2015) ; "Al flamenco por testigo" (avec Salvador Gutiérrez, Pau Figueras et Chico Fargas — Jerez, 2017) ; "Flamenco clásico" (avec Salvador Gutiérrez — Théâtre de Chaillot, 2017) ; "Memento" (avec Alejandro Hurtado — Nîmes, 2020). "Flamenco íntimo" nous semble en être l’achèvement fusionnel entre intelligence compositionnelle et sensibilité musicale, nourries par sa passion pour la poésie et par une œuvre d’auteur-compositeur-interprète ("Tempo rubato", Satélite K, 2018) qui embrasse bien d’autres genres musicaux : boléro ("Free boleros" avec Tete Montoliu, K Industría, 1996 / "Cosas de dos", Satélite K, 2015) ; composition sur des textes de Manuel Alcántara ("Al cantar a Manuel", Nuevos Medios, 2009) ; collaboration avec Katia et Marielle Labèque ("De fuego y de agua", KML Recordings, 2008), etc.

Du point de vue de l’élaboration musicale, Mayte Martín respecte scrupuleusement l’identité des compositions traditionnelles mais les remodèle par des paraphrases originales explorant précautionneusement leur substance irréductible, jusqu’à en révéler des sinuosités expressives que jamais personne n’avait découvertes avant elle. Il en résulte des compositions inédites, à la fois cantes clásicos et cantes de Mayte Martín, auxquelles elle applique deux processus de recomposition distincts mais complémentaires. A l‘échelle de chaque cante, elle rompt avec la fragmentation en tercios (périodes constitutives d’un cante), occasionnellement en les liant sur le souffle, systématiquement en les fusionnant en amples lignes mélodiques par des motifs secondaires qui en dérivent et ont fonction de transitions. Le but n’est donc pas, comme il est d’usage, d’imaginer des traits d’union mélodico-rythmiques personnels entre les notes clés de chaque tercio, mais de les fondre dans des mélodies d’un seul tenant, embrassant la totalité de la copla, qui développent de manière unifiée les pentes mélodiques des motifs d’origine. De sorte qu’il serait légitime d’évoquer des "arias flamencas" plutôt que des cantes au sens habituel du terme. A l’échelle globale de chaque pièce, la réitération variée de cellules motiviques communes aux cantes successifs tresse un prégnant réseau de réminiscences subliminales : ils s’agit bien de suites, et non de juxtapositions. Enfin, la cohérence d’ensemble repose également sur l’intelligence du choix des letras, servies par des interprétations exemptes de toute emphase qui, après la tension de longues séquences introspectives, explosent en climax rédempteurs et annonciateurs d’apaisement. On aura compris qu’une telle conception de la composition flamenca implique une durée conséquente pour chaque pièce et une maîtrise technique qui permet à la pensée musicale de prendre corps vocal instantanément (longueur de souffle, dynamique, intonation, phrasé, ampleur du registre, sûreté de la conduite mélodique, etc.).

La maladresse de notre compte-rendu démontrant à quel point la beauté de la musique que nous avons écoutée ce soir est indescriptible, on nous pardonnera de l’écourter et de ne la compléter que par un bref résumé du programme — non sans préciser que tout y était inoubliable :

• Cantes de minas : taranta (Fernando "el de Triana") / minera (Pencho Cros) / cartagenera (El Rojo "el Alpargatero" / levantica (Cojo de Málaga).

• Malagueñas et fandangos "abandolaos" : malagueña-granaína (José Cepero) / malagueña (Antonio Chacón — "Del convento, las campanas…") / malagueña (La Peñaranda, rythme "abandolao") / rondeña (Rafael Romero) / fandango de Lucena (Rafael Rivas) / cante de jabegote (ou rondeña, Jacinto Almadén) / fandango de Granada (Frasquito Yerbabuena).

• Soleares de Alcalá et Cádiz : Joaquín "el de la Paula" ("Si yo pudiera ir tirando…" et Manolito de María ("Y me sigue, me sigue…" — ces deux premiers cantes en continuité) / Enrique "el Morcilla" ("Momaíta de mi alma…") / Joaquín "el de la Paula" ("Yo creí que el querer…") / Paquirri ("Aunque toquen a rebato…") / Enrique "el Mellizo" (cante de cierre : ("Que no las puedo aguantar…").

Siguiriyas : El Loco Mateo – Manuel Torres ("Siempre por los rincones…") / Antonio Cagancho ("Reniego yo…") / Manuel Molina – Tomás Pavón ("A clavito y canela…") / El Viejo de La Isla / Antonio Mairena (cante de cierre : "Yo sentí el crujido…").

Fandangos : quatre cantes, dont : "Igual que la Dolorosa…" (Pastora Pavón "Niña de los Peines").

Alegrías et cantiñas : trois alegrías "classiques" et juguetillos / romera / cantiña de La Contrabandista / cantiña del Pinini / cantiña de Pastora Pavón "Niña de los Peines" ("A donde van los colegiales...").

Bulerías : "cortas" de Jerez / Antonio Mairena ("En este cestito llevo remedio para todos los males…") / Manolito de María ("Padre nuestro que estás en el Cielo…") / cuplé por bulería ("María de las Mercedes") / bolero por bulería (Antonio Machín : "Un compromiso") — ce dernier est devenu l’une des signatures attendues de Mayte Martín, mais il ne manque pas de nous ravir et de nous émouvoir à chaque interprétation.

Par son toque a cuerda pelá et son art de la relance mélodique inattendue (soleares, siguiriyas, bulerías, alegrías), José Gálvez est une heureuse réincarnation de Parrilla de Jerez. Mais, outre quelques harmonisations plus contemporaines (taranta, malagueña) et un son percussif très typé, il ne doit à personne ses contrastes dynamiques abrupts, son usage du pizzicato et ses silences haletants. Surtout, il est de ces précieux accompagnateurs dont les réponses savent interpeller ("llamar") leurs partenaires et les pousser hors de leur zone de confort : parfois par son humour (alegrías, bulerías), parfois par des crescendos de tension dramatique (soleares, siguiriyas), toujours par un dynamisme rythmique contagieux (entre autres, les relances en basses répétées des fandangos "abandolaos"). Nous lui sommes donc pour partie redevables de la réussite exceptionnelle de ce concert.

Si vous n’avez pas eu la chance d’écouter à Almuñécar le "Flamenco íntimo" de Mayte Martín, une magistrale leçon de liberté créatrice et de scrupuleux respect du cante, rien n’est perdu : avec le même programme, elle sera à Girona le 24 septembre (Centre Cultural de la Mercè), le 29 septembre à Séville (Bienal de Flamenco, Teatro Lope de Vega) et le 19 octobre à Madrid (Suma Flamenca, Teatros del Canal).

NB : à lire sur Flamencoweb : Entretien avec Mayte Martín, Hivernales de Béziers, 5 novembre 2005

Claude Worms

Photos : Joss Rodríguez / Flamenco Events / La Caña Flamenca





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