Cent ans après sa naissance,
on découvre l'influence amérindienne sur la «musique du diable».
Pour preuve, le Pappy Johns Band, présent au festival Blues sur
Seine
Les chants des premiers bluesmen
américains, descendants d'esclaves, s'envolaient vers leur Afrique
natale. Le fait est connu. Mais ils voyageaient également vers les
réserves indiennes de la région du delta du Mississippi, là où
naquit cette «musique du diable» à la fin du XIXe siècle. Et cela,
peu le savent. Pourtant, Robert Johnson et Son House, les fondateurs
du blues, avaient des ancêtres indiens. Muddy Waters aussi, qui
hérita son nom - «Eaux boueuses» - de sa grand-mère cherokee. Ou
Howlin' Wolf - «Loup hurlant» - initié au chant par son aïeul
choctaw. Autant de résonances que met au jour le festival Blues sur
Seine, grâce aux quatre concerts du Pappy Johns Band, groupe de
blues composé de cinq Indiens des tribus Mohawk et Oneida. Une
reconnaissance méri-tée, même s'il reste du chemin à
faire.
Née dans la réserve des Six Nations,
dans l'Ontario (Canada), la musicologue amérindienne Elaine
Bomberry, 46 ans, mène, depuis vingt ans, un travail destiné à
raconter une histoire que l'Amérique a occultée. «L'esprit des
colons gouverne encore ce pays: la majorité de la population noire
vit dans des ghettos et les Indiens sont relégués dans les réserves,
explique-t-elle. La meilleure façon de contrôler ces gens, c'est
d'effacer les traces de leur culture.» Un jour de 1992, toujours à
ses recherches, elle lance une question sur le Net: «Croyez-vous que
le blues vienne de la musique amérindienne?» Dix secondes plus tard,
elle reçoit un e-mail de la petite-fille de Big Joe Williams
(1903-1982), le père du blues du Delta, l'informant que, Indien et
Noir américain, il était né et avait vécu dans une réserve, comme de
nombreux bluesmen du Mississippi. D'après les récits de son
grand-père, cette nouvelle musique était le syncrétisme de ces deux
cultures.
On retrouve ces litanies
incantatoires, ces vibratos nasillards dans les chants des
vieux Indiens
«De cette rencontre naquit le rez blues,
le blues des réserves», affirme Elaine Bomberry. C'est là que les
esclaves africains, après avoir fui les plantations au début du
XVIIIe siècle, se forgeaient une nouvelle identité à travers les
danses et les rites religieux des Indiens. Ils retrouvaient aussi la
pratique des tambours, instruments confisqués par leurs «maîtres»,
qui s'étaient aperçus qu'ils s'en servaient comme d'un alphabet
morse. La collaboration entre ces deux populations se perpétua
pendant deux cents ans. Ensemble, ils menèrent des batailles contre
les colons. Ensemble, ils marièrent leur musique sur la place du
Congo, à La Nouvelle-Orléans, seul endroit où les esclaves -
africains et indiens - avaient le droit de jouer et de
danser.
Des siècles plus tard, de la voix de
Murray Porter, chanteur du Pappy Johns Band, semblent jaillir ces
longues plaintes mélodiques que poussaient Robert Johnson et Howlin'
Wolf. «Ce sont les échos de nos ancêtres, explique Porter. On
retrouve ces litanies incantatoires, ces vibratos nasillards et ces
cris lancinants dans les chants des vieux Indiens. Ecoutez Mannish
Boy par Muddy Waters. Le "Yauh ho" qu'il entonne a cappella au début
de la chanson signifie "Je suis le grand esprit" en langue
cherokee.» On s'aperçoit aussi que la façon des bluesmen de faire
pleurer les cordes est une pratique que l'on entend chez les
chanteurs durant les pow-wow, mais nulle part en Afrique. Comme on
découvre que le rythme qui est au cœur du blues, le shuffle, est le
même que celui de la stomp dance, la danse cherokee. Ou que les
chansons amérindiennes et le blues partagent une structure identique
- un soliste chante un thème et le chœur répond. Ce métissage
musical s'apparente à un véritable va-et-vient. Impossible,
aujourd'hui, de dire qui a influencé qui. Murray Porter l'affirme
d'ailleurs ironiquement par le titre d'un de ses albums: 1492, Who
Found Who? (1492. Qui a trouvé qui?). C'est une bonne
question.